Exploitation sexuelle : La Fondation Scelles porte la parole de la France au Vatican

DOSSIER - Trois mois après l’entrée en vigueur de la loi française renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, retour sur l’intervention d’Yves Charpenel au premier Sommet mondial des juges au Vatican sur l’apport majeur de cette nouvelle loi et sur le rôle essentiel des magistrats dans la lutte contre la traite des êtres humains et le devenir de nos sociétés.

academie pontificale1

« Comment entendre la voix des plus vulnérables ? », « Pouvons-nous continuer de fermer les yeux ? », « Comment peut-on parler d’un ‘libre choix’ de l’exploitation ? », « Quel doit être l’engagement des gouvernements et des sociétés ? » face à ce crime contre l’humanité, a interrogé Yves Charpenel, Président de la Fondation Scelles et Premier Avocat général à la Cour de cassation en France, lors du premier Sommet mondial des juges contre la traite des êtres humains et le crime organisé, à l’Académie pontificale des sciences sociales, les 3 et 4 juin 2016.

 

charpenel vaticanEn présence de 170 juges et procureurs du monde entier, et responsables nationaux et internationaux en charge de la lutte contre la traite des êtres humains, réunis pour réfléchir à la meilleure façon de lutter contre ce défi de taille, Yves Charpenel a présenté le nouveau cadre législatif abolitionniste de la France, premier pays latin à adopter le modèle nordique, comme l’une des clés pour combattre efficacement ce crime contre la dignité et la liberté des personnes. Il a également rappelé le rôle central du juge sans qui le combat ne pourra pas être gagné et que le Pape François a présenté comme le garant de la paix de nos sociétés.

 

>> Lire le discours d’Yves Charpenel « Human Trafficking : A Crime Against the Dignity of Persons »
>> Voir la vidéo de l’intervention d’Yves Charpenel (début à 2h40min)

 

C’est la troisième fois que la Fondation Scelles était conviée par le Pape François à participer à ses initiatives en faveur de la lutte contre la traite des êtres humains, après la rencontre de 2014 sur les réponses des différentes religions au développement de la traite des êtres humains et celle de 2015 consacrée au retour des migrants exploités dans leur pays.

 

Une législation abolitionniste globale est un socle indispensable à la lutte contre la traite des êtres humains
En réponse au vif intérêt manifesté par la communauté internationale rassemblée au Vatican, quant à la législation française adoptée le 13 avril 2016, Yves Charpenel a souligné les valeurs humanitaires qui ont dicté cette loi qui « […] porte beaucoup d’espoirs pour tous ceux qui rejettent le caractère inévitable de la réduction d’êtres humains au simple statut de produits marchands ».
C’est grâce à une approche juridique globale que « des progrès significatifs ont été faits en faveur d’une meilleure protection de la dignité humaine » « dans mon pays, comme en Suède, en Norvège, en Islande et au Canada », a t’il fait valoir devant cette assemblée en quête de solutions efficaces.
Yves Charpenel a donc présenté les 8 points clés de cette loi qui concerne tout à la fois la victime, le trafiquant, le client et l'opinion publique, et combine une approche préventive, répressive et sociale :
- Création d’une nouvelle instance au niveau des départements pour organiser et coordonner l’action en faveur des victimes de la prostitution et de la traite des êtres humains ;
- Instauration du droit pour toute victime de bénéficier d’une protection et d’une assistance ;
- Création, sur le budget de l'Etat, d'un fonds pour la prévention de la prostitution et pour l’accompagnement social et professionnel des personnes prostituées ;
- Autorisation provisoire de séjour de six mois (et droit au travail) pour les personnes prostituées étrangères engagées dans un parcours de sortie de la prostitution ;
- Abrogation du délit de racolage : les personnes prostituées sont reconnues comme des victimes et non plus comme des délinquantes ;
- Obligation pour les fournisseurs d’accès internet de bloquer l’accès du public aux sites internet hébergés à l’étranger dont le contenu contrevient à la législation française contre la traite des êtres humains et le proxénétisme ;
- Mise en place d’une contravention de cinquième classe sanctionnant le fait de « solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d‘une personne qui se livre à la prostitution » ;
- Au titre de la prévention et de la sensibilisation, intégration de la lutte contre la marchandisation des corps dans les thématiques relevant de l’éducation et de la citoyenneté.
À la nécessité d’étendre ce changement législatif au plus grand nombre d’Etats, Yves Charpenel a ajouté l’impératif de se nourrir des expériences réussies dans d’autres pays. A ce titre, il a livré deux exemples d’actions entreprises par la France : l’approche communautaire avec les pays des Balkans et les élites de la migration, qui répond à des besoins non couverts jusque-là, et la coopération bilatérale, qui, bien que complexe à mettre en œuvre, montre régulièrement son efficacité dans le démantèlement des réseaux de traite des êtres humains.

 

Le juge est le garant de la paix et de la cohésion de nos sociétés
Mais outre « une parfaite connaissance des réalités du crime qu’il combat, [et] des lois effectives », le juge, a insisté Yves Charpenel, a besoin d’une troisième arme pour lutter contre le déni de dignité : « un engagement indéfectible d’appliquer [ces lois] ».
Or, « dans nos pays où l’Etat de droit est une valeur suprême », « la mission du juge moderne [qui] reste celle de protéger les victimes et de punir les criminels » est extrêmement complexe. Yves Charpenel a, en effet, rappelé quelques-uns des multiples obstacles auxquels doit faire face le juge : augmentation constante du nombre de personnes vendues dans le monde (25 millions trafiquées chaque année1) ; puissance et moyens très importants des trafiquants face à ceux, très modestes, des juges ; indifférence de l’opinion publique ; développement de l’espace digital devenu un Eden pour les trafiquants ; vulnérabilité croissante des victimes issues des communautés les plus fragiles et discriminées ; profits de plus en plus importants pour les trafiquants (32 milliards de dollars par an1) ; instruments légaux inappropriés ; arsenal international inefficace à réduire sérieusement cette violation intolérable de la dignité humaine.
Si le combat ne peut être gagné sans le juge, « de toute évidence, [ce dernier] ne peut pas réussir seul » affirme Yves Charpenel.
Pleinement conscient de la difficulté du combat mené par le juge « premier attribut d’une société de peuple », le Pape François a fait le vœu, dans son intervention, de voir des juges forts, pleinement habilités et conscients de leur mission.

pape sommet jugesLe Pape a ainsi indiqué qu’il apportait son soutien aux magistrats « qui doivent être libres des pressions des gouvernements […] des institutions privées », et bien sûr du crime organisé, appelant tous les responsables religieux, politiques et sociaux à refuser toute fatalité, et à reconnaître la traite des êtres humains comme un crime contre l’humanité. Car « la société mondialisée a besoin d’un nouveau départ enraciné dans la justice » que rendent les juges et « sans laquelle il n’y a pas d’ordre ni de développement durable et intégral, ni même de paix sociale »2.
Les juges et procureurs ont une « mission irremplaçable face aux nouveaux défis que nous lance la mondialisation de l’indifférence », a t’il encore ajouté, et ils peuvent rendre un « noble service […] à l’humanité » en faisant la justice, en changeant la vie des victimes, en infligeant des peines pour la rééducation des trafiquants et délinquants, et en récupérant leurs biens acquis de façon criminelle pour les redistribuer.

 

Les juges ont pris un engagement collectif sur des mesures concrètes pour mieux combattre la traite des êtres humains
Le Pape François a rappelé les juges à leur responsabilité face à la société, et les a engagés à travailler ensemble et à « ouvrir des brèches et de nouvelles voies de justice au bénéfice de la dignité humaine, de la liberté, de la responsabilité, du bonheur et en définitive, de la paix ».
Ainsi, ces deux journées de travaux se sont conclues par une déclaration commune visant à renforcer la responsabilité des juges devant les peuples, à promouvoir les meilleures pratiques, et à favoriser des législations permettant de défendre les victimes et de combattre ce phénomène qui touche plus de 40 millions de personnes.

pape sommet juges2Les participants et le Pape ont signé 10 recommandations faites aux Etats, synthétisant les débats et soutenant les termes de la déclaration SDG 8.7 adoptée par l’ONU en septembre 2015, qui insiste sur l’importance de prendre des mesures effectives3. Elles appellent notamment à mobiliser des ressources pour faire condamner en justice davantage de trafiquants, à allouer les fonds illégaux saisis à la réhabilitation des victimes, à accorder à celles-ci une aide légale, une protection et une assistance médicale, et à poursuivre les clients de réseaux de prostitution.

 

>> Voir la déclaration finale « Declaration of the Judges' Summit against Human Trafficking and Organized Crime » :

 

L’engagement total du Pape dans la lutte contre la traite des êtres humains


Dénonçant « la société mondialisée à la recherche du profit avant tout, produisant une ‘culture du jetable’ (Evangelii Gaudium et Laudato si) [qui] a généré d’innombrables personnes marginalisées et exclues », le Pape François a affirmé que l’Eglise doit, sur un tel sujet, « s’engager dans la grande politique ».
Cette rencontre inédite du 3 et 4 juin 2016 s’inscrit dans la continuité de l’effort du Saint-Siège et de l'Académie pontificale des sciences sociales, avec sa présidente Margaret S. Archer et son Chancelier le cardinal Marcelo Sanchez Sorondo, représentant du Pape sur ce sujet, pour lutter contre la traite. Le Pape François est personnellement très investi sur ce dossier, auquel il a été sensibilisé lorsqu’il était archevêque de Buenos Aires.
La longue intervention du Pape François lors de ce Sommet, constitue une véritable charte pour l’ensemble des responsables et une feuille de route pour les diocèses du monde entier, quant aux observations et recommandations portant sur la réalité de la menace que la traite des êtres humains fait aujourd’hui peser sur nos sociétés partout dans le monde, sur la nécessité de s’engager plus fermement et collectivement, sur la place qui doit être faite aux victimes, sur les liens entre traite des êtres humains et corruption, et sur l’impact du réchauffement climatique sur les migrations et les exploitations qui en découlent. Il s’est à cet égard référé à son encyclique « Laudate si » sur le réchauffement climatique et la nécessité de protéger la « maison commune ».
Un nouveau séminaire est prévu à l’automne prochain.

 

>> Lire le discours du Pape François
>> Voir la vidéo de l’intervention du Pape François

 

 

>> Retrouvez les débats en vidéo
>> Retrouvez tous les discours

 

1 Source ONU « Blue Heart Campaign against human trafficking ».
2 L’Académie pontificale des sciences sociales affirme dans un communiqué : « Il n’y pas de paix réelle dans la société sans juges pour établir la justice dans chaque cas particulier » (http://www.pass.va/content/scienzesociali/en/events/2014-18/judgessummit.html)
3 En septembre 2015, les dirigeants mondiaux ont adopté le Programme de développement durable pour 2030, qui définit une nouvelle vision du développement mondial pour les 15 prochaines années. Des cibles ont été fixées pour chacun des 17 Objectifs de développement durable (ODD ou SDG en anglais - Sustainable Development Goals) interdépendants et universels, qui sont essentielles à leur réalisation. La cible 8.7 des ODD appelle à prendre des mesures immédiates et efficaces pour supprimer le travail forcé, mettre fin à l’esclavage moderne et à la traite des êtres humains, interdire et éliminer le travail des enfants sous toutes ses formes, y compris le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, autant d’étapes essentielles à la réalisation de l’objectif d’un travail décent pour tous, du plein emploi productif et d’une croissance économique soutenue et partagée.