Société Numérique et lutte contre le cybercrime : état des lieux et perspectives

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« Société numérique, du meilleur au pire : l'exploitation sexuelle via internet »

Colloque organisé par la Fondation Scelles

Palais Bourbon, 126 rue de l'Université Paris 7ème

Jeudi 13 mars 2014 de 8h30 à 13h30


A l'été 2010, une mère de famille américaine reconnaissait sa fille de 12 ans, fugueuse, inscrite sur une annonce de prostitution avec un faux nom mentionnant une jeune femme de 24 ans, sur le site craigslist1. En janvier dernier, une jeune Canadienne de 15 ans était reconnue coupable de proxénétisme après avoir, via facebook, attiré des jeunes filles dans une maison où elle a pu les faire boire et les droguer dans le but de les contraindre à se prostituer2. Mais la société numérique peut aussi être utilisée pour les meilleures raisons : dès 2001, le professeur français J.Marescaux réalisait la première opération de téléchirurgie mini-invasive au monde. Devant ses écrans à New-York, il pratiquait l'ablation d'une vésicule biliaire sur une patiente présente au CHU de Strasbourg.

Il n'est pas question ici de traiter la société numérique à part : société civile et société numérique ne font qu'un. Le numérique n'est pas responsable des comportements humains. Il n'est qu'un outil pouvant être utilisé pour le meilleur, et dans d'autres cas, pour le pire. Ce qui doit nous préoccuper aujourd'hui serait plutôt de trouver un équilibre entre protection des libertés et lutte effective contre les comportements illicites sur la toile ? Pour Peter Singer, un expert en cybercriminalité qui s'exprimait au SXSW 20143 d'Austin, la lutte contre la cybercriminalité doit être envisagée « comme un problème de santé publique4 » pour être efficace. Mais elle ne doit pas pour autant sacrifier à la neutralité et aux libertés fondamentales dont internet nous permet de disposer. Cet équilibre ne se trouvera sans doute que lorsque des règles communes auront été acceptées et validées par le plus grand nombre. Est-ce possible ? Utopique ? La croissance de la société numérique, essence même de la mondialisation, a progressé si vite qu'aucunes règles contraignantes de contrôle n'a encore été validée par tous les acteurs sur la planète. A ce jour, les législations nationales restent souveraines et les visions de l'internet par les états (USA, Europe, Pays émergents ou en développement), les citoyens et les grands acteurs économiques du numérique (GAFA5), toujours plus influents, demeurent viscéralement différentes permettant ainsi aux dérives en tout genre de continuer à trouver des espaces pour perdurer. Mais peut-il en être autrement ?

Le crime organisé n'a cessé d'évoluer avec les techniques et les règles en essayant constamment de les utiliser à son avantage. La prostitution s'est déplacée (en partie) de la rue aux réseaux. Les annonces d'offres à caractère sexuel, plus ou moins déguisées, les annuaires d'escorting, les bases de données spécialisées, les dates de sex-tour, les comptes-blogs-pages personnelles des réseaux sociaux, les tchats, les webcams, les forums sont devenus autant de lieux d'interaction entre les personnes. L'exploitation sexuelle, qui ne concerne pas que les adultes, a ainsi investi les écrans d'ordinateur, se croyant anonyme, protégée, hors d'atteinte. Pas seulement parce qu'il s'agit de contourner des législations, la prostitution a toujours eu une tendance forte à la discrétion voire à la clandestinité. Mais aussi et surtout parce qu'il a fallu, comme pour l'ensemble des acteurs de la société, s'adapter à un environnement numérique omniprésent et économiquement de plus en plus rentable.

Conscients ou non d'êtres en dehors de la législation et menacés par les processus de fermeture ou de filtrage, les organisateurs directs et indirects de cette logistique de service n'ont eu de cesse d'exploiter les failles de l'arsenal répressif : en France, la plupart des sites visibles contrevenant à notre législation sont hébergés en dehors de l'Union Européenne au sein de « paradis juridiques ». Lorsqu'un site est retiré ou bloqué suite à une injonction juridique, on voit ce dernier réapparaître sous un autre nom, un autre domaine, un autre serveur dans des délais de plus en plus cours. Comme si la tendance à l'internationalisation des réseaux criminels progressait plus vite que l'idée d'une « justice internationale » dans le monde numérique.

Tout n'est pas si noir. En France, la lutte contre cette cybercriminalité a gagné en efficacité même si les moyens mis en œuvre restent clairement insuffisants par rapport au volume des délits à traiter. L'OCLCTIC6 et le STRJD7, à l'oeuvre dans ce domaine, gagneraient à être renforcés. Le dernier rapport de la Fondation Scelles précise qu'une quinzaine d'affaires de proxénétisme et de traite des êtres humains en ligne sont passées par les tribunaux en 20128. l'AFA9 rapporte qu'en 2013, 21 dossiers, montés via sa plateforme de signalement, ont abouti au lancement effectif d'une enquête, en majorité pour des faits de pédopornographie. L'association indique également que 325 contenus ont été notifiés au réseau international INHOPE pour 306 retraits. La plateforme de signalement de contenus illicites du Ministère de l'Intérieur (PHAROS) qui avait reçu 78 000 plaintes en 2010 en est à 129 000 en 2013, dont 500 ont abouti à l'ouverture d'une enquête ce qui montre que les mentalités évoluent et que les internautes sont peut-être de plus en plus concernés par les dérives. Le signalement seul ne suffira évidemment pas devant le volume des infractions. Les processus de blocage sont également vains car facilement contournables même si ces dernières années le délais entre signalement et demande administrative de fermeture s'est raccourci. En Europe malgré Europol, Interpol et les différents accords de coopération entre états, les failles demeurent. Tout le monde ne joue pas le jeu. Aux Pays-Bas, on n'interdit pas des sites à caractère pédophile (70 000 membres sur boylover.net) si les participants en restent à la discussion10. Comment agir ? Comment trouver des solutions innovantes ?

En France, le CNN11 considère qu'on ne peut pas et qu'il ne faut pas interdire, en amont, les comportements illicites sur internet car le coût, en terme de liberté publique, serait beaucoup trop lourd. Le recours à l'autorité judiciaire doit rester la règle et le blocage ne peut intervenir que lorsqu'un contenu a été déclaré illicite par cette même autorité. Mais après ? Quid de la coopération entre services, entre gouvernements, entre acteurs ?

Dans son étude, « Internet : pour une gouvernance ouverte et équitable », Nathalie Chiche parle, pour la société numérique, d'acteurs puissants aux intérêts divergents. Comment en effet concilier opérateurs, FAI12, fournisseurs de contenu, GAFA, Etats, citoyens. Cette gouvernance reste à construire dans un climat actuel où la coopération reste clairement « à géométrie variable ». Les Etats-Unis veulent un internet libre et ouvert qui leur permet de maintenir une mainmise économique à travers les grands groupes que sont Google, Apple, Facebook et Amazon qui tendent à contester la souveraineté des Etats. Les pays émergents souhaitent que le poids de l'Etat soit renforcé et que les gouvernements puissent garder la main. L'Union européenne tente elle de faire valoir une « gouvernance multi-acteurs » mais peine à se faire entendre car même en son sein, les avis divergent. A l'autre bout, la communauté du web ne reste pas inactive et les citoyens du numérique veulent également être reconnus comme des acteurs qui comptent. Pour Nathalie Chiche, une gouvernance plus ouverte ne verra le jour qu'avec des solutions innovantes. « construire un dispositif compatible avec les différents registres » passera par la recherche « d'un pluralisme ordonné » qui respectera tous les acteurs. Un équilibre entre le bien commun et la richesse plurielle (économies, cultures, libertés) en réduisant au minimum les dérives engendrées par le cybercrime.

 

1Sold on Craigslist: Critics say sex ad crackdown inadequate By Steve Turnham and Amber Lyon, CNN Special Investigations Unit - August 4, 2010

2Canada : à 15 ans, la proxénète repérait ses victimes sur Facebook - Edité par B.L. avec AFP - le 30 janvier 2014

3South by Southwest

5GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon

6Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication

7Service technique de recherches judiciaires et de documentation

8« Exploitation sexuelle : une menace qui s'étend » - Fondation Scelles – Editions Economica - 2013

9Association des Fournisseurs d'Accès et de Services Internet

10L'explosion de la cybercriminalité - Stéphane Joahny - Le Journal du Dimanche – janvier 2013

11Conseil National du Numérique

12Fournisseurs d'Accès Internet