La Palme d'Or 2024 a été décernée à Sean Baker pour son film Anora lors du Festival de Cannes le 25 mai 2024. Cette comédie dramatique, variation moderne et brutale de Cendrillon, met en lumière le "travail du sexe" ("sex work") aux Etats-Unis.
La vie d'Anora, dit "Ani", jeune stripteaseuse à New-York prend un tournant inattendu lorsqu'elle croise la route de Vanya, le fils d'un oligarque russe. Ce qui commence comme une "relation tarifée" semble évoluer vers un conte de fées moderne lorsque Vanya lui propose de l'épouser. La nouvelle de ce mariage précipité à Las Vegas remonte jusqu'en Russie. Les parents de Vanya s'y opposent fermement. Alors qu'Ani entrevoit dans son mariage avec Vanya l'opportunité d'ascension sociale et financière, ses espoirs se brisent lorsque débute une course contre la montre pour retrouver Vanya avant l'arrivée de ses parents.
En 2024, la "Cendrillon" contemporaine est une "travailleuse du sexe" américaine, dont le "prince charmant" est un jeune homme irresponsable de 21 ans dépendant financièrement de ses parents. Sean Baker, étoile montante du cinéma indépendant américain, considère que "l'un des thèmes centraux d'Anora, c'est le manque de respect pour les travailleurs du sexe, cette exclusion totale de leur humanité. Dans le film, la jeune femme n'est jamais prise au sérieux ; elle est privée de ses espoirs, de ses rêves et de sa vie. Cela montre à quel point on peut les traiter sans égard..." Il cherche à normaliser le "travail du sexe" en le présentant comme un emploi ordinaire pour lequel Ani revendique ses droits et de meilleures conditions de travail. La comparaison avec Cendrillon sous-tend le film, autant à travers le récit que dans les critiques exprimées. Cette comédie, qui mêle drame et grotesque, déconstruit progressivement le conte de fées que pensait vivre initialement la protagoniste. Le mélange de genres contribue à créer une atmosphère légère nous éloignant de la dureté du sujet. Le réalisateur joue habilement avec les émotions, les couleurs, le cadre, pour nous faire ressentir le désarroi progressif d'Anora. On passe de couleurs chaudes qui dominent la première partie du film, à des couleurs sombres et froides à mesure qu'Ani réalise que leur mariage éclate.
Ce qui nous est vendu dans la bande-annonce comme une love story est en réalité l'histoire d'une relation biaisée et malsaine entre Anora et Vanya. La première partie du film dépeint un personnage féminin confiant, avec du répondant, presque ennuyé par l'homme-enfant qu'elle a en face d'elle. Ani pense être en contrôle. La deuxième partie du film, qui débute par l'altercation entre les hommes de main des parents de Vanya et le couple, brise l'illusion. Vanya, en tant que fils d'un oligarque russe puissant, est celui qui possède réellement le contrôle sur Anora obligée d'annuler l'acte de mariage. Vanya se révèle lâche, en adoptant une posture qui témoigne de leur écart social. Ani reste aux yeux de Vanya une prostituée qu'il paie pour passer la semaine avec lui, qu'il ne distingue pas d'une autre stripteaseuse du club (rivale d'Ani) qu'il paiera également pour une danse érotique. La désillusion d'Anora face à ce constat illustre la vision erronée qu'elle a des relations entre les hommes et les femmes, représentées comme du marchandage.
L'argent constitue le point central de ses relations avec les hommes. Cette thématique met en lumière les dynamiques de pouvoir entre les personnages. On découvre qu'Ani, qui aspire à une vie de luxe, utilise cet argent pour se façonner un personnage et se protéger de sa propre solitude. L'argent gagné semble être un moyen pour elle de conserver un mode de vie superficiel. Elle mentionne très peu sa vie familiale et ses intentions. Son refus catégorique qu'on l'appelle par son prénom lui permet de distancer la véritable Anora du personnage qu'elle s'est créé.
Un journaliste de France Info écrit que : "Anora reflète l'air du temps dans le récit d'une femme, a priori soumise par sa dépendance pécuniaire à l'égard des hommes et qui, en fait, mène le jeu." Le réalisateur a en effet souhaité mettre en scène une femme qui détient le pouvoir et qui en joue. Elle se considère comme danseuse érotique plutôt que comme prostituée, fait valoir ses droits en tant que "travailleuse du sexe" au gérant du club, mais ce n'est pas la protagoniste qui "mène le jeu". Au début du film, elle reste soumise au bon-vouloir de Vanya de la rappeler, de passer la semaine avec elle, de la payer, de l'épouser. Elle ne prend aucune décision, suit les caprices du milliardaire de 21 ans. Bien que le personnage d'Ani soit courageux et intelligent, sa marginalisation fait qu'elle reste indubitablement vulnérable et sous l'emprise des hommes qui l'entourent. Elle est incapable de s'enfuir de la maison des parents de Vanya, incapable de se dresser contre eux et de se rendre compte de la toxicité de l'environnement dans lequel elle évolue.
Cette histoire, dans tous ses aspects négatifs, est peut-être finalement le déclic qu'il fallait pour qu'Ani prenne conscience de la réalité de ce milieu. Les contes de fées n'existent pas – le transfuge de classe ne fut que de courte durée. On retrouve toutefois la fameuse "morale" omniprésente dans les contes pour enfants à la fin du film, la dernière scène laissant penser qu'elle se servira de cette épreuve pour renouer avec Anora. C'est ce que le réalisateur a souhaité faire passer comme message :
"Le film parle vraiment d'identité, de la façon dont les gens se perçoivent et de la façon dont Anora se perçoit et qui elle choisit d'être. C'est ce qui fait presque partie de son travail, d'être différentes personnes. J'ai utilisé cela et j'ai également utilisé le fait qu'elle n'aime pas son vrai prénom, Anora, pour montrer l'évolution de son personnage. Elle est très éloignée de son héritage russe, mais à la fin du film, elle utilise son prénom Anora et se sent perçue comme Anora. C'est une façon de nous montrer l'évolution de la façon dont elle accepte ce qu'elle est."
Bien que l'actrice principale Mikey Madison délivre une incroyable performance, son personnage et la mise en scène par le réalisateur lui donnent un aspect presque cartoonesque. Elle représente l'idée que Sean Baker se fait du "travail du sexe" aux Etats-Unis, considéré comme des relations sexuelles ou des performances érotiques entre adultes consentants. Cependant, raconter l'histoire d'une femme marginalisée et dévalorisée par la société en brisant certains stéréotypes liés à ce système est une chose, mais il aurait été plus pertinent de traiter des racines de cette industrie fondée sur la domination économique, masculine, et sociale qui n'est ni à romantiser, ni à normaliser.
Ecrit par Alexandra Verron et Eva Reboul
À l'image d'une pièce de théâtre, le roman d'Anne Loyer, est découpé en trois actes suivant chacun la vie de trois générations de femmes liées entre elles.
En 1972, Renée n'a que 18 ans et des ambitions plein la tête : elle vient d'intégrer la Sorbonne avec le désir d'apprendre, de saisir chaque opportunité et, surtout, d'écrire. Elle fait face à une liberté nouvelle, celle d'aimer et de disposer de son propre corps, ceci va être brutalement freiné lorsqu'elle tombe enceinte : le choix ne lui appartient pas vraiment entièrement.
En 1992, sa fille Sylvie a toutes les cartes en main pour réussir, mais ses rêves sont bien éloignés de ceux que Renée fait peser sur elle. Elle devra se libérer des attentes des autres et de celle de la société pour faire éclore ses propres aspirations professionnelles et personnelles.
En 2022, Maxime deviendra le lien entre sa mère et sa grand-mère. Inspirée par ces femmes fortes, elle suivra, elle aussi, son propre chemin en les forçant à voir dans leurs différences une véritable union.
Il s'agit d'une fiction familiale intense, explorant les rêves et les aspirations de femmes confrontées aux pressions sociales et aux attentes des générations précédentes. L'auteure nous emmène dans l'intimité et le quotidien de trois femmes, Renée, Sylvie et Maxime, à des époques différentes mais liées par un désir commun de liberté et d'accomplissement.
En 1972, Renée incarne la rébellion d'une jeunesse post mai 68 qui refuse de se voir dépossédée de son destin. Son désir d'étudier, d'écrire, et de vivre librement se heurte aux conventions sociales et aux attentes familiales. À travers son récit, l'auteure rappelle que les femmes ont toujours dû se battre pour faire valoir leurs droits, leurs choix étant fréquemment limités par les normes oppressives de leur époque.
Vingt ans plus tard, en 1992, c'est Sylvie qui affronte à son tour les attentes imposées par sa famille et par la société. Malgré son talent pour la coiffure et son envie brûlante de devenir mère, elle se sent étouffée par les exigences que Renée lui impose et les stéréotypes de genre qui pèsent sur elle. Pour trouver sa voie, elle devra se libérer des désirs des autres et écouter sa propre voix intérieure et ses envies. À travers le personnage de Sylvie, l'auteure montre que la liberté de choix est une lutte perpétuelle pour les femmes, et qu'il est crucial de défendre ses propres rêves, même lorsqu'ils vont à l'encontre des normes établies.
Enfin, en 2022, Maxime reprend le flambeau de ses aînées, traçant sa propre voie avec l'héritage de sa mère et de sa grand-mère en toile de fond. Armée des souvenirs de leurs combats et de leurs convictions, elle refuse de se plier aux attentes sociétales et revendique sa liberté de choix. Elle s'émancipe visiblement des stéréotypes établies et n'aspire ni à tomber amoureuse ni à fonder une famille. La dernière femme de ce trio est davantage ancrée dans les préoccupations de son époque, telles que le réchauffement climatique, et souhaite agir concrètement pour faire évoluer les choses. L'auteure souligne à travers elle que les femmes peuvent briser les chaînes du passé pour construire un avenir qui leur ressemble, en luttant pour des causes qui leur tiennent à cœur.
Le désir de liberté et la quête de soi habitent chaque page de ce livre, et c'est pourquoi je ne peux que le recommander. Les protagonistes représentent trois femmes emblématiques de leur époque, trois âmes en quête d'indépendance, trois figures féminines d'une beauté singulière. Chacune incarne ses propres doutes, aspirations, et leurs destins s'entrelacent pour former une ode vibrante à la sororité et à la féminité.
"On ne devient parents que lorsqu'un bébé est vraiment désiré. Autrement, la grossesse ne concerne que la femme. Si elle ne veut pas la poursuivre jusqu'à son terme, je ne vois pas au nom de quoi on pourrait le lui interdire. C'est la liberté qui devrait primer. Sa liberté à elle et rien d'autre."
Alexandra Verron
Bao a 16 ans. Traumatisée, marginalisée, considérée comme le "vilain petit canard" par sa famille, elle tombe dans la prostitution. Sa descente aux enfers dans ce milieu violent va durer trois ans.
Ce livre-témoignage, écrit à la première personne, immerge les lecteurs dans ce récit bouleversant. A travers un discours sans filtre, transparent, Bao et le journaliste Rémi Barbet retracent la vie de cette jeune fille, décrivent les déterminants et facteurs de vulnérabilité l'ayant conduite vers la prostitution. On retrouve un schéma et des expériences similaires à d'autres témoignages de survivant.e.s : les violences sexuelles dans l'enfance ayant entraîné un traumatisme, la marginalisation et l'exclusion, le décrochage scolaire, la vision biaisée des rapports entre les hommes et les femmes.
Petit à petit, l'adolescente Bao s'efface devant son alter ego, Molly. Elle entre dans un cercle vicieux de manipulation, d'addictions et de violences psychologiques et physiques. Pourtant, Bao témoignera être devenue "accro" au fait de "se prostituer", persuadée que ces conditions de vie étaient meilleures que celles vécues chez ses parents. Cette vision pose des questionnements pertinents sur la manière dont se construit socialement l'illusion du choix – qui s'inscrit en réalité dans une matrice complexe de rapports sociaux persuadant la victime que cette vie est préférable qu'une autre, après évaluation des coûts et bénéfices. Même lorsqu'elle exprime finalement le souhait d'arrêter, quelque chose (ou quelqu'un) l'en empêche : il y a toujours une forte demande des "clients", toujours un nouveau proxénète de plus en plus imprévisible et violent prêt à l'utiliser. Bao se décrit comme enfermée dans une cage mentale, puis physique. N'ayant confiance en personne, surtout pas en les adultes qui l'ont presque tous méprisée et délaissée, l'accusant de mentir sur son viol lorsqu'elle était enfant (y compris sa famille), elle sombre dans un quotidien ultra-violent de domination masculine, économique, sociale, et d'asservissement aux mains de ses bourreaux.
Laissée pour morte sur le parking d'un hôtel par ses proxénètes et prise en charge par les pompiers qui la conduiront à l'hôpital, le calvaire de Bao semble enfin prendre fin. Le chemin de la reconstruction est néanmoins loin d'être un long fleuve tranquille, pour reprendre les mots de sa psychologue, pour cette jeune femme qui débute sa majorité. Par où commencer ? Comment reprendre une vie "normale" lorsqu'on n'en a jamais eu véritablement une ?
Bao entame un long processus de guérison et de reconstruction. Elle réapprend le fonctionnement des relations humaines, qui ne sont pas censées être régies par l'exploitation des hommes sur les femmes à travers des techniques de manipulation et d'intimidation. Elle apprend à mettre des mots sur ses traumatismes, à surmonter sa peur de ses agresseurs en les confrontant à la justice. Elle expérimente le sexe consenti procurant du plaisir, et non comme "relation tarifée" dédiée à la satisfaction de l'homme ou comme remboursement d'une dette. Elle retrouve progressivement son identité propre, et un sens à sa vie :
Ce livre, qui agit comme catharsis permettant à la protagoniste de prendre la parole et de se libérer de ses traumatismes, captive le lecteur tant il parvient de manière simple et efficace à retranscrire les souffrances que peut causer la prostitution chez les plus vulnérables. Ce récit est destiné à parler à tout le monde, et réussit un travail de sensibilisation face aux dangers de ce système d'exploitation. Ce témoignage touchant et émouvant est un premier pas vers la nécessité d'une réflexion en profondeur des dangers et des conséquences de cette prostitution juvénile facilitée, banalisée et amplifiée par le rôle des réseaux sociaux.
Il est urgent de s'intéresser aux déterminants sociaux qui agissent comme déclencheurs, ainsi qu'aux facteurs qui endiguent ce type de situations. Surtout, de s'intéresser aux exploiteurs et acheteurs d'actes sexuels qui maintiennent l'oppression. Une réforme sociale et politique est nécessaire pour mieux comprendre ce phénomène et le combattre efficacement à travers des mesures législatives ciblées, concrètes, et correctement appliquées.
Écrit par Eva Reboul
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Près de vingt ans après la mort de Sohane Benziane, victime de viols collectifs et brûlée vive à 17 ans dans une cité du Val-de-Marne, Shaïna Hansye était assassinée dans les mêmes circonstances à Creil en 2019. La journaliste Laure Daussy a enquêté.
Tout part de la tragique histoire de Shaïna : harcelée à 13 ans par un « petit copain » de sa cité, violée par le même « petit copain » et ses amis, tabassée en pleine rue par les mêmes parce qu’elle avait porté plainte, poignardée et brûlée vive à 15 ans par un autre garçon de la même cité qui l’avait mise enceinte et ne voulait pas « être le père d’un fils de pute ». Cela se passait à Creil en 2019. Shaïna est morte parce qu’étiquetée « fille facile ».
Creil, « ghetto sexiste »
Laure Daussy a voulu comprendre et est partie à la rencontre de la famille de Shaïna, de ses ami·e·s , de ses voisin·e·s, des habitant·e·s de Creil…. Des femmes, beaucoup de femmes, jeunes et moins jeunes, des filles et des mères qui toutes connaissent l’histoire de Shaïna (« Creil, c’est un village…. ») et ont souvent vécu elles-mêmes la menace, le harcèlement et la violence. Dissimulées sous des pseudonymes, toutes ont dit la prison dans laquelle elles sont enfermées : leurs vêtements, leurs attitudes, leurs sorties, leurs fréquentations, leur virginité, leurs désirs… tout est sous surveillance et sous contrôle. Un « faux pas » (réel ou fantasmé), une rumeur… et elles sont étiquetées « filles faciles » : « Il faut être vigilante sur tout… Il faut cacher ses formes, ses seins, sinon on va dire que tu l’as cherché » / « On est obligés de dire à nos filles de faire attention. On rentre dans cette logique. Au fond, je sais que j’emprisonne un peu ma fille »…
Laure Daussy a aussi rencontré des garçons. « Eux » parlent de respect, de protection : « La femme est un bijou, il ne faut pas la toucher, il faut la respecter »…/ « et s’il y a une rayure, on est déshonorés » ! / « Je préfère avoir un fils en prison qu’une fille qui soit une traînée »... Mais ce sont « eux » qui, au nom de la religion, fixent les règles, dominent l’espace public et font les « réputations ».
Une enquête sociale
Mais pour Laure Daussy, l’affaire Shaïna est un « fait de société». Et, procèdant par cercles concentriques, la journaliste s’est éloignée du fait divers pour interroger le tissu associatif local, des enseignant·e·s, des magistrat·e·s, des chercheur·euse·s, des représentant·e·s de l’Etat et des services publiques… et mieux comprendre sur quel terreau économique, social et culturel ce « ghetto sexiste » a pu se construire.
L’enquête est riche, passionnante et… glaçante ! Entre la mort de Sohane en 2002 et celle de Shaïna en 2019, qu’est ce qui n’a pas fonctionné ? Où est passé le mouvement #MeToo (dont les jeunes filles de Creil n’ont jamais entendu parler…) ? Et, aujourd’hui, comment briser cette logique infernale ?
« Le féminisme avance vite (…) Mais il ne faudrait pas laisser sur le bord de la route celles dont la situation relève de l’urgence », conclut Laure Daussy. Il y a d’autres Creil en France. Il faut agir…. Vite.
>>> Laure Daussy, La Réputation – Enquête sur la fabrique des « filles faciles », Les Echappés, 2023
À 15 ans, Noémie, une jeune fille vivant en foyer voit ses espoirs s’effondrer après que sa mère ait refusé de la reprendre chez elle. Dans une scène illustrant brillamment la violence de l’abandon et la colère ressentie, Noémie fugue de son foyer et va se retrouver livrée à elle-même dans les rues de Montréal. D’après une étude de 2019, réalisée par l’Observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis sur les dossiers de l’ASE (aide sociale à l’enfance), 99% des mineures ont déjà subi des violences avant leur entrée dans la prostitution[1]. Ces violences peuvent être sexuelles, physiques ou morales. C’est évidemment le cas de notre jeune protagoniste qui a connu la violence du rejet de sa propre mère : cette dernière a laissé Noémie être placée car, selon ses dires, elle est devenue mère beaucoup trop tôt, et ne supportait plus les colères excessives de sa fille.
>> https://www.waynapitch.com/noemie-dit-oui
La situation de prostitution de Noémie va débuter après une fugue du centre d’hébergement où elle était placée. Selon la même étude citée précédemment, toutes les filles placées dans des foyers et qui ont connu la prostitution, ont fugué avant leur entrée dans la prostitution. Au cours de sa fugue, Noémie retrouve Léa, ancienne jeune du foyer ayant elle-même fuit le centre et fait la connaissance du groupe de garçons chez qui elle vit. Ces jeunes, notoirement délinquants proxénètes, semblent à peine plus vieux que Noémie et Léa.
Dès la première soirée de Noémie avec le groupe, la réalisatrice montre une scène violente dans laquelle plusieurs de ces garçons miment un viol avec une arme à feu sur une poupée gonflable. Cette scène vient directement planter le décor et marquer l’opposition entre la pseudo-liberté nouvellement acquise par Noémie et le piège qui se referme en même temps sur elle. Une phrase choquante vient bousculer le spectateur : “Elle n’a pas le luxe de pas aimer quelque chose” (la poupée).
Parmi ces garçons, Noémie va rencontrer son futur « petit ami » Zach, qui finira par devenir son proxénète. Au début, Zach montre un visage différent des autres garçons de la bande et va commencer à se rapprocher de Noémie. En effet, 1 mineure sur 4, victime d’un réseau de proxénétisme, considérait son proxénète comme étant son petit-ami[2]. La manipulation du proxénète envers sa victime commence donc par des pseudos histoires d’amour, des compliments, des cadeaux ou encore des fausses promesses. Noémie apprend au même moment que son amie Léa se prostitue. Cette dernière et Zach vont à leur tour lui proposer de devenir escorte, décrivant cette activité comme étant “chill” et très lucrative.
Le lover boy, sur un ton naturel utilise des mots comme « escorte » afin de normaliser la situation. Les termes utilisés minimisent et “glamourisent” une réalité violente et ses conséquences qu’il faut cacher aux jeunes filles. Le chantage, la pression, l’illusion d’une vie meilleure voire la violence sont les modes opératoires courants des proxénètes. Les premiers viols des proxénètes sont souvent dissimulées par des demandes de « dépannage » envers leurs amis. Là encore, les mots servent à manipuler, à transformer une réalité en maquillant la contrainte : « ne t’inquiète pas, c’est comme ça dans le gang ».
On notera ici que l’âge de Noémie n’est jamais mentionné par aucun des protagonistes. Cette question va tourner dans la tête de Noémie, prise entre le fait de devoir combler le manque d’argent et la pression insidieuse exercée par Zach. Le premier viol de Noémie par l’ami de Zach va marquer le point de départ de l’engrenage dans lequel elle tombera. Vulnérable et sous emprise, elle va être forcée d’enchaîner les passes.
Même si Noémie ne veut pas « devenir escorte », elle n’a plus que son proxénète comme repère. Elle finit par accepter, malgré elle, d’être prostituées pendant les trois jours du grand prix de Formule 1 de Montréal. À partir de là, les soirées, les viols, les humiliations mais aussi la consommation d’alcool et de drogue s’enchaînent sans discontinuer. Là encore, Noémie pensait avoir le choix d’arrêter les passes au bout de ces trois jours, mais son proxénète lui demande de continuer. Elle voit alors passer toute sorte de « clients ». Ils ont un point commun, ce sont tous des hommes. Entre le jeune adolescent poussé par son père à aller voir une personne prostituée, le chef d’entreprise fortuné, des hommes mariés, tous les profils se succèdent.
La réalisatrice a fait le choix de montrer les « clients » prostitueurs, dont la responsabilité est trop souvent oubliée, lors des scènes de viols. Le film est volontairement violent et cru sans pour autant sexualiser le corps de la jeune fille. Il dévoile une réalité cachée, celle de l’exploitation sexuelle de jeunes filles mineures. Un jour, les « clients » arrivent à deux. Depuis la loi de 2016, en France, le fait d’être plusieurs prostitueurs est considéré comme une circonstance aggravante et passible d’une peine d’emprisonnement. Si Noémie refuse dans un premier temps, son proxénète la force à céder : “maintenant ils sont là t’as pas le choix”. L’horreur semble ne jamais s’arrêter, 37 passes en 2 jours, autant de viols commis sur une jeune fille mineure. Ce qui est inacceptable pour Noémie l’est bien entendu pour toutes les autres.
La conclusion du film montre bien que la prostitution ne peut être considérée comme un travail, une activité comme une autre, un choix. Noémie est laissée pour compte, seule et devra désormais vivre avec ces traumatismes toute sa vie. Le film montre parfaitement les mécanismes qui entrainent ces jeunes filles vers la prostitution en mettant en avant les vulnérabilités qui conditionnent souvent l’emprise et la manipulation à des fins d’exploitation sexuelle. Que peut-on espérer pour ces jeunes, victimes de telles atrocités ? Comment faire pour que cela cesse ? Des questions qui fâchent, qu’on préfère souvent ne pas poser, mais que Geneviève Albert vient ici remettre dans la tête du grand public, loin de l’illusion de l’“escorting”.
CG
>> https://www.waynapitch.com/noemie-dit-oui
[1] La prostitution des mineures en Seine-Saint-Denis : étude des dossiers de l’aide sociale à l’enfance, Observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis, 2021.
[2] Idem