Le point commun entre les accusés de viols au procès de Dominique Pélicot et les prostitueurs « acheteurs d'actes sexuels » qui défilent aux stages : une vision utilitariste de la femme réduite peu ou prou au statut d'objet de leur plaisir sexuel. Gare à elles si elles s'émancipent, répondent, disent Non... Ils les veulent soumises, sans autorité ni pouvoir, « consentantes »-bâillonnées par le chantage économique et/ou la chimie des drogues. Silencieuses, mortes, faisant semblant d'aimer ça. De gré ou de force.
Quand un des accusés, s'adressant au Président du tribunal, dit : « Vous savez, le mariage, c'est comme un CDI... Et comme dans tout CDI, on a droit à des congés annuels », ici, au même moment, un prostituteur raconte que sa compagne lui a dit non deux fois en deux jours et que donc il s'est vengé en allant solliciter une femme en situation de prostitution. Un autre nous dit qu'il a fait toutes les « copines » de son répertoire, un soir, et comme il « avait envie », et qu'aucune n'était disponible, il est allé sur un site pour en « commander une ».
Les mêmes. La même vision. La même construction. La même attitude. Les mêmes mépris. Les mêmes prétextes. Déresponsabilisés. Victimes d'eux-mêmes, de la société, du gouvernement, de leurs pseudo besoins irrépressibles, de leur stupidité bien commode (« j'ai pas réfléchi »), des femmes... De l'empathie pour eux-mêmes et c'est à peu près tout.
Ce qui s'échange à Mazan en fait plus que toutes les campagnes de communication contre les violences sexuelles : assez de cette culture du viol entretenue, de ces délires fictionnels des hommes en recherche de leur seule satisfaction éjaculatoire.
Alors nous entendons déjà la face sombre des mâles prendre la mouche et lancer à la volée des : « toutes des Gisèles... » : Non ! Tous des violeurs : Certainement. Il est grand temps d'inverser la charge de la honte. Ce qui compte, ce ne sont pas les interrogations autour du crop-top, du vernis à ongles ou des photos de Gisèle en maillot. Le poids des violences ne doit reposer que sur ceux qui les ont perpétrés. Personne ne les a poussés à les commettre. Elles méritent sanctions pour leurs auteurs et réparations pour leurs victimes, à la hauteur des préjudices subis.
Maintenant, ça suffit.
Il y a 10 ans, le 4 septembre 2014, 2 ans avant la loi Olivier-Coutelle, Rosen Hicher, co-fondatrice du Mouvement des Survivantes en France avec Laurence Noëlle, Nathalie, Véronique, Myriam, Marie, s’élançait à pied de Saintes jusqu’à Paris. 743kms en 34 étapes pour attirer l’attention des politiques, des médias, de la société, sur les réalités de la violence prostitutionnelle, contre les stéréotypes et les approximations véhiculés. Contre l’idée qu’il faudrait seulement combattre le proxénétisme parce que la prostitution serait impossible à arrêter. Contre la manie de faire peser la responsabilité de la prostitution sur les femmes prostituées. Pour que les services sociaux soient plus réactifs pour venir en aide aux femmes en détresse parce qu’après le passage à l’acte, il est déjà trop tard. Contre l’impunité des « clients » prostitueurs parce que sans demande, plus de prostitution. Pour changer les regards et faire réfléchir sur la gravité de l’achat d’un acte sexuel et ses conséquences pour les femmes en situation de prostitution. « La prostitution, ce n’est pas une idée qui arrive comme ça. Parce qu'en fait on est tellement cassée par la vie, brisée par les autres, dans une situation financière fragilisée. Moi je croyais y voir une forme de vengeance, de revanche, un moyen d’effacer mes dettes, ce qui était une mauvaise appréciation en réalité. C’est bien mon propre passé qui m’a conduit là-dedans ».
« Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port »
Partie seule ou presque de Saintes en Charente-Maritime, Rosen a entraîné dans son sillage des amiEs, des abolitionnistes convaincues, des comédiennes, des journalistes, des politiques, des survivantes, des victimes de violences sexuelles, de violences conjugales, des femmes dans la prostitution, des militantes, des personnes qui ne s’intéressaient pas du tout à ces questions, des hommes aussi, jusqu’à son arrivée à Paris, le 12 octobre 2014, où l’attendait une foule dense et motivée. « Je marche avec Rosen » était devenu un slogan, des t-shirts, un blog, des articles de presse, des télés, des rencontres avec des éluEs. La voix des survivantes en faveur d’une loi de lutte contre le système prostitutionnel était enfin entendue.
Accompagnée au départ par Catherine Tissier qui a fait de cette marche un documentaire « Rosen en marche pour l’abolition », par Luc, ami fidèle pour le soutien et pour l’intendance qui suivait avec la camionnette, par Michel, un autre accompagnateur, (le frère jumeau adoré parti quelques mois avant la marche s’appelait Michel, le 1er « client » prostitueur aussi), elle marche. Premier message à faire passer auprès des médias pour Rosen : « Dès le premier, tu es dans un engrenage. C’est trop tard, tu es passée de l’autre côté du mur et c’est très difficile de le repasser en sens inverse ou de le faire s’effondrer. Il faut que les services sociaux réagissent tout de suite, en amont, pour éviter ces situations ». 2eme message : alerter sur le fait que la prostitution, dès 2014, n’était déjà plus seulement une prostitution de rue mais que les annonces dans les journaux gratuits, les bars à hôtesses, les appartements et maisons closes clandestines, il y en avait déjà partout en France et que tu pouvais très vite te retrouver, « tomber », en situation de prostitution… Saintes, La Rochelle, Niort, Poitiers, Châteauroux, Issoudun, Vierzon, Romorantin, Blois, Orléans, Etampes, Villejuif, Paris… Partout. Très rapidement.
La Cagnotte mise en place par Osez le Féminisme pour aider Rosen a permis de financer une partie de la marche. Eva Darlan à Blois, Blandine Métayer à Paris, les personnalités ont répondu présentes. Catherine Coutelle, Laurence Rossignol, Maud Olivier, Danielle Bousquet étaient de la partie aussi. Patric Jean, réalisateur du documentaire : « La Domination Masculine » est également venu accompagner Rosen.
L’engouement a mis un peu de temps à venir. Et puis les articles de presse et les rendez-vous médiatiques se sont multipliés, le buzz a fait le reste.Pour Rosen, « les gens se demandaient au début qui était cette « zinzin » qui marchait pour dénoncer la violence prostitutionnelle des proxénètes, des « clients », de la société tout entière, le manque d’aide et de ressources… L’essentiel au fond est que cette marche et ces rendez-vous ont permis aux gens, aux éluEs de réfléchir…Réfléchir sur la gravité de cette violence, sur le fait qu’il n’est pas du tout naturel pour une femme d’en arriver là, qu’il y a des raisons et que ce sont ces raisons qu’il faut combattre ». Dans sa tête, dans son imaginaire, tout le monde connaissait le sujet de la prostitution. « Mais il faut voir les bêtises que j’ai entendues sur le trajet. Ça m’a permis aussi de comprendre l’importance d’expliquer aux gens, de dire ce que nous, les survivantes, nous avons subi, de parler des différences entre les discours qu’on tient quand on est dedans et quand on est plus dedans pour qu’ils comprennent, qu’ils puissent y réfléchir disons un peu plus sérieusement. Même si ça met plusieurs années, à un moment, le ‘tilt’ arrive. Parce que moi aussi, j’étais soi-disant « libre ». Mais quand tu rembobines, tu comprends le poids du passé, du vécu, des traumas, des violences familiales, sexuelles ».
>> Le blog de la Marche de Rosen en 2014
>> L’article paru dans Le Monde le 9 octobre 2014
Une survivante, des survivantes, des engagements
C’était en janvier 2013, quand le bureau national du Mouvement du Nid a mis en relation des survivantes de la prostitution entre elles que le mouvement des survivantes est né. C’est difficile pour une survivante de prendre la parole publiquement avec ce que cela implique pour elle, pour son entourage, pour la violence de l’opposition et des menaces que cela entraîne.
De nombreuses femmes sont venues échanger avec Rosen pendant la marche : « Je viens vous parler mais je veux rester dans l’anonymat… Je ne veux pas qu’on sache que je suis ou que j’ai été en situation de prostitution, que mon compagnon me bat… Tu voyais bien qu’il y avait un lien très étroit entre toutes ces violences subies par des femmes ».
Rosen a fait d’autres Marches ensuite pour l’abolition de la prostitution, de Strasbourg à Mayence, en Belgique, vers la Suisse. Elle a multiplié les interventions sur les plateaux télé, les prises de paroles dans les colloques en France, à l’international avec la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution, en Inde, en Allemagne, en Espagne. Rosen a rencontré énormément de survivantes. De tous les pays et dans toutes les langues. Mais avec une certaine universalité des discours : Partout les mêmes constats d’une violence sans nom, la nécessité d’adopter un modèle qui protège, permet de quitter la prostitution, de lutter contre les vulnérabilités, de pénaliser les proxénètes et les réseaux, de lutter contre la demande, de sensibiliser les individus. Les marches pour l’abolition ont fait d’autres petits. Les survivantes venues du monde entier étaient plusieurs centaines à Montréal en juin dernier pour réclamer cette abolition. Le mouvement grandit. S’étoffe. Rosen témoignait très récemment dans les podcasts de « La Vie en Rouge » aux côtés d’autres survivantes pour redire encore et témoigner toujours.
« Je ne suis pas rentrée dans ce mouvement sans certitudes, je ne voulais pas accuser comme ça. Donc je suis allée me renseigner auprès de ma famille, de mon entourage proche, de mes amies sur ces réalités. Pour être sûre que ce n’était pas mon imaginaire seulement. Je pensais être une des seules. Mais là, je me suis rendu compte qu'en fait je n’étais pas du tout la seule, que je faisais partie d’une grande communauté de femmes qui avaient vécu et analysé plus ou moins les mêmes choses ».
La pénalisation des « clients »
Déjà en 2014, ce qui bloquait les gens, ce qui provoquait le plus d’incompréhension et de vociférations face au discours de Rosen, c’était la pénalisation des « clients ». « Ils ne comprenaient pas ou ne voulaient pas comprendre que si des femmes étaient mises sur les trottoirs, c’est parce qu’il y avait de la demande et que cette demande assassinait les femmes. Toutes les femmes ». Après le passage de la loi, Rosen s’est engagée encore dans les stages de lutte contre l’achat d’actes sexuels avec plusieurs associations dont la Fondation Scelles. Après 8 ans d’expérience, son constat est sans appel : « J’ai eu l’impression de n’avoir que des anges en face de moi lors des premiers stages. Des bonnes âmes qui n’avaient rien fait de mal, des hommes qui avaient besoin d’un « traitement » et que pour eux le traitement, le médicament, c’était la femme. La prostituée... Une façon de passer un cap difficile... un décès, un divorce etc... Et puis je me suis fait la réflexion : ce ne sont pas les hommes que j'ai eus dans la prostitution. Mais en fait si, ce sont les mêmes. Ils mentent. Ils adoptent une attitude de « stage » alors qu’en fait, ils sont tous violents. Un seule main, qu'on ne désire pas, posée sur notre corps, c’est d’une violence inouïe. Ce sont des hommes qui sont dangereux pour la société. Soit, ils n’ont pas conscience et là, c’est une sanction et un suivi à long terme qu’il faudrait, soit ils en ont parfaitement conscience et c’est grave parce que la sanction est insuffisante ».
Et d’ajouter : « En 2012, quand j’avais parlé de déviance à l’Assemblée Nationale, tout le monde avait ouvert de grands yeux. Ils se sont dit : Mais ils ne sont pas déviants, ce sont juste des hommes. Non ! ce sont des déviants. Et je crois qu'on peut le confirmer aujourd'hui. Ils le sont tous. Ce sont des hommes à problème. Problèmes dans leur tête, problèmes dans leur pantalon. Et pour eux, c'est un moyen de se soigner. Or, ce n’est pas vrai, et ils le savent très bien. ils n’arrivent pas à comprendre qu’on n’en veut pas de ces relations, qu’on les vit mal, qu'on les subit… Ils ne veulent pas comprendre je pense, et c’est assez logique, sinon ça les détruirait ou au moins ça réduirait à néant leur argumentaire et ils ont quand même une conscience ».
Pour Rosen, il manque des hommes ‘repentis’ qui témoigneraient, des journalistes qui écriraient sur ça pour dire cette réalité-là. Que les victimes soient mineures ou pas, qu’elles affichent le discours du choix ou pas, il faut combattre les « clients », ces prostitueurs. La demande est coupable. « On sait très bien qu'une gamine qui a 12, 13 ans, quand elle entend quelqu’un lui dire que c’est un choix qu’elle a fait, elle va se dire : Après tout, je peux le faire aussi. Et ça, ça n’est pas possible ». La honte pour les « clients » plutôt que pour les femmes en situation de prostitution.
10 ans après
Même si la prostitution est encore là, « je peux dire que nous n’avons pas perdu : les victoires ont été nombreuses depuis la marche : la loi de 2016 qui a changé les perspectives, la QPC[1] qui a été rejetée, le CEDH[2] qui a confirmé la validité de la loi française. Je sais bien qu’il faudrait que ça avance plus vite mais je suis sûre d’une chose : les gens réfléchissent sur ces questions, et ils réfléchissent un peu mieux, que notre discours est entendu. Évidemment, la prise de conscience est encore longue. On voit par exemple en stage la réaction des hommes quand on leur parle de viol : ils le vivent très mal ». Ce qui la rend heureuse, c’est de se dire que « tout ce que j’ai fait depuis 2009, je ne l'ai pas fait pour rien. J'ai soutenu les associations...Le discours des survivantes a été capital et il est arrivé certainement aux oreilles des juges de la CEDH ».
Ça va mieux
« Je suis toujours en contact avec des survivantes. Beaucoup de jeunes m’appellent. Les associations sont là aussi. Les deux dernières années ont été dures, les six derniers mois extrêmement compliqués. Je suis désolée des rendez-vous que je n’ai pas pu honorer. Mais ça commence à aller mieux. Il faut se réparer. J’avais besoin de beaucoup de repos. C’est long. Je dors un peu mieux. Le plus beau message est venu de ma fille, Shane : « Maman, je suis contente d’avoir retrouvé la femme que tu étais ». Et Rosen de conclure : « Tu vois, nous sommes cassées mais nous luttons quand même. Une vraie force commune. Continuons ».
[1] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2018761QPC.htm : Il résulte de tout ce qui précède que le premier alinéa de l'article 225-12-1 et l'article 611-1 du code pénal, qui ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution.
[2] https://x.com/ECHR_CEDH/status/1816396835398811976/photo/1 : « Arrêt M.A. et autres c. France - L’incrimination de l’achat de l’achat d’actes sexuels n’emporte pas violation de la Convention »
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