Dès 2010, R.J. DiGiacomo[1] montrait comment la prostitution tenue par le crime organisé pouvait devenir une source de financement d’activités terroristes. Depuis juin 2014 et la “proclamation du Califat” par le groupe terroriste Daech, une logique de profits issus de l’exploitation sexuelle apparaît de plus en plus nettement à tel point que l’ONU parle désormais d’un terrorisme sexuel[2] délibéré. Logique qui fait des émules au sein des autres groupes notamment sur le continent africain (Boko Haram, Chebabs, AQMI etc…). Les femmes sont les premières victimes. L’exploitation sexuelle ne prend pas seulement le visage du profit : aux côtés de la prostitution et de ses trafics, les témoignages sur les viols et les mariages forcés se multiplient…
En Iraq, les réseaux de prostitution n’ont pas attendu Daech pour prospérer. Dans un contexte favorable d’extrême fragilité d’un pouvoir contesté et de violence exacerbée où des années de conflits ont fait près d’1,6 million de veuves[3] , les femmes et les filles victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle se comptaient déjà par dizaines de milliers bien avant 2014. Certaines estimations vont jusqu’à avancer le chiffre de 50 000 femmes irakiennes contraintes à la prostitution rien qu’en Syrie[4]. Daech n’a fait que réactiver des réseaux. Ces derniers n’ont fait que changer de “partenaire/interlocuteur”. Néanmoins, ce commerce a pris à la fois une ampleur inattendue mais aussi de nouveaux visages qui dépassent le cadre habituel de l’analyse en s’inscrivant dans un schéma politico-religieux spécifique mis en oeuvre par une organisation terroriste dans une zone de guerre.
Avec toutes les précautions que nous imposent le recueil de données et la vérification des informations dont nous disposons, nous pouvons clairement distinguer deux formes principales de terrorisme sexuel, avec chacune un degré élevé de complexité et de multiples variantes.
La première découle directement des offensives militaires de Daech et des conquêtes territoriales qui ont entrainé, entre autre, la capture de plusieurs milliers de femmes et de mineures. Ce sont les minorités Yézidis, Chrétiennes (maronites), Alaouites, les Chabaks et les Turkmènes chiites qui semblent avoir été les plus touchées. Plusieurs centaines de femmes ont ainsi été emmenées d’abord dans les principales villes comme Raqqa (Syrie) ou Mossul (Irak) puis disséminées sur leur territoire pour y être soit “offertes”, soit “vendues” aux combattants[5] . Une dissémination à la fois “fonctionnelle” (faire profiter ses combattants de ce butin en priorité à ceux qui ont montré de l’ardeur au combat) et stratégique (en mélangeant ces victimes à la population civile des villes conquises, Daech minimise le risque de subir des bombardements de la Coalition Internationale).
Certaines femmes ont été “proposées” à des jeunes locaux afin de les motiver pour intégrer l’organisation. Un nombre indéterminé de ces femmes aurait été vendu sur des marchés à ciel ouvert à des prix variant en fonction de leur âge. Les mineures ne seraient pas épargnées par ce commerce. Selon Reuters, une nuit avec une vierge coûterait de 200$ à 500$.
Plusieurs témoignages enregistrés auprès d’ONG font état de Mariages forcés (à partir de 9 ans), pouvant être temporaires, de viols, pouvant être collectifs, sans que l’on puisse en déterminer l’ampleur exacte[6] . Les mariages arrangés font également partie intégrante de la stratégie de Daech. ils permettent à l’organisation d’asseoir les alliances entre clans, ou d’intégrer, de fait, les populations locales encore réticentes. L’organisation invalide les mariages réalisés en dehors de ses précèptes si un de ses combattants souhaite épouser une femme qui est déjà mariée (cas notamment des minorités ou des femmes de la communauté chiites).
Des bordels, qui seraient tenus par des musulmanes munies de passeports européens, sont également mentionnés dans certaines villes où des femmes seraient “mises à disposition” des combattants. Un climat de terreur, largement médiatisé par l’organisation, y compris sur ces sujets, entraine les populations locales à la soumission.
Même si 200 femmes de la communauté Yézidi ont été libérées à la mi-avril, tout se passe comme si une entreprise délibérée d’exploitation sexuelle à caractère commercial se mettait en place pour au moins deux motifs clairs : faire de l’argent et attirer de nouveaux membres. Un schéma quasi-identique se reproduit avec Boko Haram en Afrique de l’Ouest qui aurait enlevé plus de 2000 jeunes nigérianes. D’après l’ONG Human Rights Watch, il est fort probable que les mariages forcés (avec les combattants), les abus sexuels, la vente aux réseaux de prostitution existent sans que, là encore, on en connaisse l’ampleur exacte. Human Rights Watch fait également état de viols sur des mineures musulmanes capturées par des combattants anti-balaka en République Centre-Africaine[7] .
Les liens avec les réseaux de prostitution sont importants. Les femmes irakiennes sont vendues via des filières déjà existantes vers la Jordanie et surtout la Turquie qui joue un rôle majeur de transit de ces victimes à la fois de l’EI vers l’extérieur mais aussi comme point de passage obligé du recrutement extérieur (on y reviendra) vers l’EI. Le Liban, l’Iran, le Yémen et les pays du Golfe (Pétromonarchies entre autres) demeurent les autres pays destinataires depuis longtemps identifiés de ces trafics. Ils n’ont pas changé depuis les récentes évolutions. Toujours selon reuters, les prix monteraient jusqu’à 20 000$ lorsque ces femmes sont vendues via ces filières.
Les réfugiées syriennes sont également largement exploitées par ces réseaux plus ou moins organisés et plus ou moins opportunistes. En mars, plusieurs membres d’un réseau turc étaient condamnés pour trafic sexuel de mineures syriennes[8] . Pour certaines familles nombreuses voulant passer la frontière turque, une ou plusieurs jeunes filles peuvent servir de monnaie d’échange avec les passeurs.
L’organisation bénéficie d’un recrutement féminin que prend de l’ampleur à l’international et qui lui permet d’alimenter son idéologie, ses finances, de motiver ses combattants ou d’en attirer de nouveaux.
Daech et les réseaux de prostitution sont en effet très liés sur les phénomènes de recrutement à l’étranger en exploitant le désir de jeunes femmes de rejoindre l’état islamique. on retrouve de fortes similitudes avec les techniques de tromperie et fausses promesses utilisées habituellement par les réseaux de traite des êtres humains. Ce recrutement, plus ou moins volontaire, se base notamment sur les incitations morales voire financières et matérielles en fonction de l’origine géographique de la “victime”.
Un recrutement, une attirance, à la limite de la vocation qui mise également sur les ressorts affectifs en donnant l’impression aux jeunes femmes de venir servir/défendre une cause qui leur semble juste. Il s’agit de “susciter des vocations”. La promesse d’un avenir “meilleur”, avec mariage à la clé dans un état islamique rigoriste mais universel et salutaire, motivent les convaincues de longue date comme les néo-converties qui représenteraient 40% des personnes attirées (des deux sexes)[9] .
Plusieurs milliers de jeunes femmes du Maghreb, du Moyen Orient ou de l’Occident ont déjà rejoint l’EI, et ce phénomène, ne semble pas se ralentir malgré les moyens mis en place par les états pour surveiller les sorties de territoire.
Au Maroc et en Tunisie par exemple, les forces de sécurité ont constaté une montée en intensité des activités des réseaux de prostitution. Fin 2014, une action conjointe des forces espagnoles et marocaines a permis de démanteler une cellule spécialisée, basée à Barcelone avec des antennes à Ceuta, Melilla et Fnideq dans le recrutement et l’envoi de femmes vers Daech[10] . Pour Mohamed Benhammou, président du Centre marocain d'études stratégiques (CMES), « les réseaux de prostitution ont exploité le désir des filles nord-africaines d'immigrer en Europe et les ont attirées vers la Turquie, où de nombreuses jeunes filles ainsi trompées se sont retrouvées otages de ces réseaux ».
Pays d’origine |
Nombre de femmes ayant rejoint l’EI |
Date de l’information |
France |
119 |
mars 2015 (source policière) |
Allemagne |
70 |
mars 2015 (source policière) |
Royaume Uni |
60-100 |
mars 2015 (source policière) |
Canada |
10 à 15 |
mars 2015 |
Autriche |
14 |
mars 2015 (source policière) |
Maroc |
300 à 500 |
février 2015 |
Nous sommes bien face à un système organisé, internationalisé, qui utilise à son avantage les techniques habituelles de recrutement des victimes de traite en les adaptant à l’idéologie mise en avant par Daech.
A notre connaissance, et si les informations sont exactes, le premier cas d’une française à avoir fait le chemin inverse a été mentionné par un site d’information israélien. Après avoir été “exfiltrée” de Syrie, probablement par l’ASL, elle aurait franchi la frontière turque avec son petit garçon[11] , aidée par des combattants kurdes.
Internet est le principal support de ce recrutement notamment via une communication effrénée de Daech et de ses sympathisants sur les réseaux sociaux (facebook, twitter, instagram, youtube, ask.fm). Un « Djihad médiatique » qui représenterait 90% des recrutements[12] . Des conversions, des mariages se font via Skype. Des jeunes femmes, travaillant pour l’organisation oeuvrent à ce recrutement féminin en attirant les “proies” sur internet et en facilitant leur venue notamment via un discours relativement bien rodé vantant une sorte de “djihad 5 étoiles” avec mariage, logement, fonction à la clé.
A l’observation de comptes twitter de “recruteuses”, on voit clairement le décalage entre l’image envoyée aux “victimes potentielles” et la rhétorique locale sur la réalité des rôles qui leur sont réservés une fois sur place[13] . L’organisation attaque directement l’image et la condition de la femme dans un occident aliénant qui en ferait des victimes (racisme, stigmatisation, culture du viol, des corps nus et de la pornographie) et leur promet un rôle central dans le Califat où elles seront considérées come des mères fondatrices. Rôle qui bien entendu passe obligatoirement par le mariage, seul moyen de prétendre à la pureté, mariage possible dès 9 ans selon la loi islamique en vigueur au sein des territoires controlés…
Le centre d’appel français sur la radicalisation indiquait qu’en mars dernier, les candidates potentielles au départ étaient plus nombreuses que les hommes. Sur internet, des manuels publiés et disponibles en téléchargement sur des sites protégés expliquent aux jeunes femmes comment se rendre par elles mêmes au sein de l’Etat Islamique via la Turquie : prendre un billet aller-retour, s’habiller à l’occidental, où et comment passer les frontières… Les réseaux intermédiaires font le reste. Les filières, les routes, depuis longtemps éprouvées n’ont guère changé. Ce qui a changé, c’est le sens du trafic. De pays d’origine, l’Iraq est aussi devenue un pays de destination.
Pour les femmes de l’Ouest qui sont tentées par le départ, rejoindre l’EI, c’est « s’émanciper de la culture de la corruption occidentale » et leur permettre de retourner à « leur vrai rôle » : c’est à dire supporter le projet tout en restant « derrière une porte close », à la maison, au service de son “guerrier”. Les seules autorisations de sortie concerneraient les médecins, les enseignantes, les femmes qui étudient la religion ou les combattantes (seulement en dernier recours).
Difficile de déterminer un profil type pour ces jeunes femmes. Nous sommes plutôt face à un ensemble de facteurs tels que « le substrat social, le rapport au religieux, les vulnérabilités d’ordre psychologique, la sensibilité au contexte international, le lieu de vie ainsi que la perméabilité à la stratégie de communication[14] ». Daech semble “remplir un vide”, proposer “une opportunité” que ces jeunes femmes estiment ne pas avoir en Occident.
Même si les réseaux sociaux sont surveillés, l’ampleur du phénomène est telle qu’il semble aujourd’hui difficile de l'arrêter avec les moyens actuels. Internet regorge d’outils apprenant par exemple à contourner toute forme de clôture de compte sur twitter. Les réseaux sociaux compteraient d’ailleurs aujourd’hui plus de 90 000 comptes de soutien à l’Etat Islamique d’après la Fondation Quilliam.
Il peut également être difficile de déterminer l’origine des comptes des recruteuses. Un article de Channel4, du 28 avril 2015, montrait que les tweets d’une des recruteuses les plus influentes (@ _UmmWaqqas avec 8000 abonnés – compte suspendu) venaient très probablement d’un compte inscrit et alimenté à Seattle…
[1] « prostitution as a possible funding mechanism for terrorism » - Richard J . DiGiacomo – Naval Postgraduate School – Monterrey - 2010
[2] ONU : Daech invente le ‘terrorisme sexuel’ - Larbi Amine – 14/04/15 – www.lemag.ma
[3] « No place to turn : violence against women in the Iraq conflict » - M.Patrick – Ceasfire – MRGI – février 2015
[4] « the slaughter of dozens of alleged Iraqi prostitutes and the dark world they inhabited » - Terence McCoy – 15/07/14
[5] « Report on the protection of civilians in armed conflict – Iraq july – september 2014» - UNAMI
[6] « Irak : des Yézidis détenus par l’Etat islamique forcés de se marier et de se convertir à l’islam
[7] « Central African Republic : Muslims held captive, raped » - HRW – 22/4/15
[8] « Turkish ISIL agent charged with running underage Syrian prostitution ring » - http://www.hurriyetdailynews.com - 03/03/2015
[9] Rapport n°388 de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe – Sénat – 1/4/15
[10] « l’EI utilise les réseaux de prostitution » - Magharebia (Washington DC) 7/2/15
[11] « Report : french woman Recruit escapes ISIS in Syria » - Israelnationalnews.com – 27/4/15
[12] Rapport n°388 de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe – Sénat – 1/4/15
[13] « Women of the Islamic State, a manifesto on women by the Al-Khansaa Brigade », traduit et analysé par Charlie Winter – Fondation Quillian, février 2015
[14] Rapport n°388 de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe – Sénat – 1/4/15