Près de vingt ans après la mort de Sohane Benziane, victime de viols collectifs et brûlée vive à 17 ans dans une cité du Val-de-Marne, Shaïna Hansye était assassinée dans les mêmes circonstances à Creil en 2019. La journaliste Laure Daussy a enquêté.
Tout part de la tragique histoire de Shaïna : harcelée à 13 ans par un « petit copain » de sa cité, violée par le même « petit copain » et ses amis, tabassée en pleine rue par les mêmes parce qu’elle avait porté plainte, poignardée et brûlée vive à 15 ans par un autre garçon de la même cité qui l’avait mise enceinte et ne voulait pas « être le père d’un fils de pute ». Cela se passait à Creil en 2019. Shaïna est morte parce qu’étiquetée « fille facile ».
Creil, « ghetto sexiste »
Laure Daussy a voulu comprendre et est partie à la rencontre de la famille de Shaïna, de ses ami·e·s , de ses voisin·e·s, des habitant·e·s de Creil…. Des femmes, beaucoup de femmes, jeunes et moins jeunes, des filles et des mères qui toutes connaissent l’histoire de Shaïna (« Creil, c’est un village…. ») et ont souvent vécu elles-mêmes la menace, le harcèlement et la violence. Dissimulées sous des pseudonymes, toutes ont dit la prison dans laquelle elles sont enfermées : leurs vêtements, leurs attitudes, leurs sorties, leurs fréquentations, leur virginité, leurs désirs… tout est sous surveillance et sous contrôle. Un « faux pas » (réel ou fantasmé), une rumeur… et elles sont étiquetées « filles faciles » : « Il faut être vigilante sur tout… Il faut cacher ses formes, ses seins, sinon on va dire que tu l’as cherché » / « On est obligés de dire à nos filles de faire attention. On rentre dans cette logique. Au fond, je sais que j’emprisonne un peu ma fille »…
Laure Daussy a aussi rencontré des garçons. « Eux » parlent de respect, de protection : « La femme est un bijou, il ne faut pas la toucher, il faut la respecter »…/ « et s’il y a une rayure, on est déshonorés » ! / « Je préfère avoir un fils en prison qu’une fille qui soit une traînée »... Mais ce sont « eux » qui, au nom de la religion, fixent les règles, dominent l’espace public et font les « réputations ».
Une enquête sociale
Mais pour Laure Daussy, l’affaire Shaïna est un « fait de société». Et, procèdant par cercles concentriques, la journaliste s’est éloignée du fait divers pour interroger le tissu associatif local, des enseignant·e·s, des magistrat·e·s, des chercheur·euse·s, des représentant·e·s de l’Etat et des services publiques… et mieux comprendre sur quel terreau économique, social et culturel ce « ghetto sexiste » a pu se construire.
L’enquête est riche, passionnante et… glaçante ! Entre la mort de Sohane en 2002 et celle de Shaïna en 2019, qu’est ce qui n’a pas fonctionné ? Où est passé le mouvement #MeToo (dont les jeunes filles de Creil n’ont jamais entendu parler…) ? Et, aujourd’hui, comment briser cette logique infernale ?
« Le féminisme avance vite (…) Mais il ne faudrait pas laisser sur le bord de la route celles dont la situation relève de l’urgence », conclut Laure Daussy. Il y a d’autres Creil en France. Il faut agir…. Vite.
>>> Laure Daussy, La Réputation – Enquête sur la fabrique des « filles faciles », Les Echappés, 2023
À 15 ans, Noémie, une jeune fille vivant en foyer voit ses espoirs s’effondrer après que sa mère ait refusé de la reprendre chez elle. Dans une scène illustrant brillamment la violence de l’abandon et la colère ressentie, Noémie fugue de son foyer et va se retrouver livrée à elle-même dans les rues de Montréal. D’après une étude de 2019, réalisée par l’Observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis sur les dossiers de l’ASE (aide sociale à l’enfance), 99% des mineures ont déjà subi des violences avant leur entrée dans la prostitution[1]. Ces violences peuvent être sexuelles, physiques ou morales. C’est évidemment le cas de notre jeune protagoniste qui a connu la violence du rejet de sa propre mère : cette dernière a laissé Noémie être placée car, selon ses dires, elle est devenue mère beaucoup trop tôt, et ne supportait plus les colères excessives de sa fille.
>> https://www.waynapitch.com/noemie-dit-oui
La situation de prostitution de Noémie va débuter après une fugue du centre d’hébergement où elle était placée. Selon la même étude citée précédemment, toutes les filles placées dans des foyers et qui ont connu la prostitution, ont fugué avant leur entrée dans la prostitution. Au cours de sa fugue, Noémie retrouve Léa, ancienne jeune du foyer ayant elle-même fuit le centre et fait la connaissance du groupe de garçons chez qui elle vit. Ces jeunes, notoirement délinquants proxénètes, semblent à peine plus vieux que Noémie et Léa.
Dès la première soirée de Noémie avec le groupe, la réalisatrice montre une scène violente dans laquelle plusieurs de ces garçons miment un viol avec une arme à feu sur une poupée gonflable. Cette scène vient directement planter le décor et marquer l’opposition entre la pseudo-liberté nouvellement acquise par Noémie et le piège qui se referme en même temps sur elle. Une phrase choquante vient bousculer le spectateur : “Elle n’a pas le luxe de pas aimer quelque chose” (la poupée).
Parmi ces garçons, Noémie va rencontrer son futur « petit ami » Zach, qui finira par devenir son proxénète. Au début, Zach montre un visage différent des autres garçons de la bande et va commencer à se rapprocher de Noémie. En effet, 1 mineure sur 4, victime d’un réseau de proxénétisme, considérait son proxénète comme étant son petit-ami[2]. La manipulation du proxénète envers sa victime commence donc par des pseudos histoires d’amour, des compliments, des cadeaux ou encore des fausses promesses. Noémie apprend au même moment que son amie Léa se prostitue. Cette dernière et Zach vont à leur tour lui proposer de devenir escorte, décrivant cette activité comme étant “chill” et très lucrative.
Le lover boy, sur un ton naturel utilise des mots comme « escorte » afin de normaliser la situation. Les termes utilisés minimisent et “glamourisent” une réalité violente et ses conséquences qu’il faut cacher aux jeunes filles. Le chantage, la pression, l’illusion d’une vie meilleure voire la violence sont les modes opératoires courants des proxénètes. Les premiers viols des proxénètes sont souvent dissimulées par des demandes de « dépannage » envers leurs amis. Là encore, les mots servent à manipuler, à transformer une réalité en maquillant la contrainte : « ne t’inquiète pas, c’est comme ça dans le gang ».
On notera ici que l’âge de Noémie n’est jamais mentionné par aucun des protagonistes. Cette question va tourner dans la tête de Noémie, prise entre le fait de devoir combler le manque d’argent et la pression insidieuse exercée par Zach. Le premier viol de Noémie par l’ami de Zach va marquer le point de départ de l’engrenage dans lequel elle tombera. Vulnérable et sous emprise, elle va être forcée d’enchaîner les passes.
Même si Noémie ne veut pas « devenir escorte », elle n’a plus que son proxénète comme repère. Elle finit par accepter, malgré elle, d’être prostituées pendant les trois jours du grand prix de Formule 1 de Montréal. À partir de là, les soirées, les viols, les humiliations mais aussi la consommation d’alcool et de drogue s’enchaînent sans discontinuer. Là encore, Noémie pensait avoir le choix d’arrêter les passes au bout de ces trois jours, mais son proxénète lui demande de continuer. Elle voit alors passer toute sorte de « clients ». Ils ont un point commun, ce sont tous des hommes. Entre le jeune adolescent poussé par son père à aller voir une personne prostituée, le chef d’entreprise fortuné, des hommes mariés, tous les profils se succèdent.
La réalisatrice a fait le choix de montrer les « clients » prostitueurs, dont la responsabilité est trop souvent oubliée, lors des scènes de viols. Le film est volontairement violent et cru sans pour autant sexualiser le corps de la jeune fille. Il dévoile une réalité cachée, celle de l’exploitation sexuelle de jeunes filles mineures. Un jour, les « clients » arrivent à deux. Depuis la loi de 2016, en France, le fait d’être plusieurs prostitueurs est considéré comme une circonstance aggravante et passible d’une peine d’emprisonnement. Si Noémie refuse dans un premier temps, son proxénète la force à céder : “maintenant ils sont là t’as pas le choix”. L’horreur semble ne jamais s’arrêter, 37 passes en 2 jours, autant de viols commis sur une jeune fille mineure. Ce qui est inacceptable pour Noémie l’est bien entendu pour toutes les autres.
La conclusion du film montre bien que la prostitution ne peut être considérée comme un travail, une activité comme une autre, un choix. Noémie est laissée pour compte, seule et devra désormais vivre avec ces traumatismes toute sa vie. Le film montre parfaitement les mécanismes qui entrainent ces jeunes filles vers la prostitution en mettant en avant les vulnérabilités qui conditionnent souvent l’emprise et la manipulation à des fins d’exploitation sexuelle. Que peut-on espérer pour ces jeunes, victimes de telles atrocités ? Comment faire pour que cela cesse ? Des questions qui fâchent, qu’on préfère souvent ne pas poser, mais que Geneviève Albert vient ici remettre dans la tête du grand public, loin de l’illusion de l’“escorting”.
CG
>> https://www.waynapitch.com/noemie-dit-oui
[1] La prostitution des mineures en Seine-Saint-Denis : étude des dossiers de l’aide sociale à l’enfance, Observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis, 2021.
[2] Idem
Le film Òlòtūré, sorti en 2019, nous plonge dans la réalité brutale de la prostitution et du trafic sexuel au Nigeria. Le récit de son personnage éponyme est inspiré d’une histoire vraie, celle de Tobore Ovuorie, une journaliste nigériane ayant infiltré pendant 7 mois un réseau de prostitution afin de dénoncer la traite d’une de ses amies. Ce long-métrage permet de porter la voix de ces survivantes de la prostitution auprès du grand public et de rendre justice à toutes celles qui n’ont pas eu cette chance.
Rideau levé sur la réalité de la prostitution au Nigeria
Réalisé par Kenneth Gyang, Òlòtūré est un long-métrage nigérian qui met en lumière le drame de la prostitution et son lot de violences pour les femmes des rues de Lagos. Le film raconte l’histoire d’Òlòtūré (interprétée par Sharon Ooja), une jeune femme journaliste qui enquête sur le monde de la prostitution. Très vite, elle tombe sur un réseau de traite et se retrouve elle-même victime de ce milieu qu’elle a cherché à infiltrer.
L’histoire d’Òlòtūré débute dans les rues et bars de l’ancienne capitale nigériane. On découvre rapidement que derrière la prostitution locale se cache un important réseau organisé de traite d'êtres humains à des fins de prostitution à destination de l’Europe. La prostitution leur est d’abord présentée comme une occasion de fuir le Nigeria pour prétendre à de meilleures conditions de vie et subvenir aux besoins de leurs familles. Ces femmes vont alors tomber dans un terrible piège caractérisé par la brutalité et l’emprise des trafiquants.
La cérémonie du “juju” : lorsque les croyances deviennent une arme d’emprise
Le·la spectateur·rice découvre les moyens par lesquels les proxénètes parviennent à enrôler et tromper des femmes comme Òlòtūré. Une scène marquante montre comment ces femmes sont emmenées nues en pleine forêt et forcées de participer à la cérémonie du “juju” avant leur départ. Ce rituel repose sur des croyances traditionnelles encore très ancrées au Nigeria et vise, pour les réseaux, à s’assurer de l’obéissance de ces femmes. Lors de cette cérémonie, elles vont jurer fidélité à la personne qui les emmènera en Europe : la mama, généralement une ancienne femme en situation de prostitution devenue proxénète. Au terme de ce rituel, le “sorcier” leur confie alors un objet dit “magique” pour leur rappeler que si elles ne respectent pas leurs engagements, la malédiction s’abattra sur elles et leurs familles.
Mettre fin à l’illusion d’une prostitution choisie et glamour
Le film aborde un sujet complexe trop souvent passé sous silence. Il est indispensable aujourd'hui d’aborder ces questions et de montrer au grand public cette réalité de l’exploitation sexuelle des femmes d’Afrique subsaharienne. Une réalité que nos sociétés occidentales ont souvent tendance à banaliser en la décrivant notamment comme un choix de vie, comme en témoigne l’utilisation de l’expression “travail du sexe” largement répandue dans les médias.
Òlòtūré vient rappeler la réalité quotidienne d’une majorité de personnes en situation de prostitution. La prostitution n’est ni un travail, ni du sexe, mais bien l’expression même des dominations sexiste, raciste et de classe qui touchent les communautés les plus marginalisées. À l’image d’Òlòtūré et des femmes qui l’accompagnent, les personnes en situation de prostitution sont victimes d’extrêmes violences, de coercition et d'abus sexuels avant même leur entrée dans le système de la prostitution.
Òlòtūré dépeint avec réalisme la violence prostitutionnelle au Nigeria. Les scènes de viol sont particulièrement difficiles à regarder et peuvent choquer certain·e·s spectateur·rice·s, mais font voir l’horreur de cette réalité. Les femmes en situation de prostitution sont ici, comme dans toute société, considérées comme des parias, de véritables marchandises pour les hommes et sont frappées, violées voire tuées. Plus généralement, le film vient rappeler à quel point il est nécessaire de se battre à tous les niveaux pour faire cesser ces violences envers les femmes. Òlòtūré est une représentation crue et réaliste de la prostitution et du trafic sexuel au Nigeria. Le film démontre la nécessité impérieuse de mettre fin à l’ensemble des dominations qui alimentent la prostitution dans nos sociétés. Il est aujourd’hui temps que nous écoutions les voix de ces survivantes, trop souvent ignorées.
C.G
- fiche film 'Oloture' sur imdb
- fiche Nigéria du Rapport Mondial FondationScelles, CharpenelY.(sous la direction de), Système prostitutionnel : Nouveaux défis, nouvelles réponses (5èmerapport mondial), 2019
- " Prostitution: Coalition seeks law against sex 'buying' in Nigeria "
Un matin d’hiver à Montréal, une femme commence sa journée de travail. Elle prépare un café, bavarde avec son assistante, vérifie les rendez-vous d’une journée très remplie… Florence tient un « salon » de « massages thérapeutiques » : ouvert de 9h à 18h, des « clients » en nombre, des « serviettes bien pliées », des « effluves de parfum » et une hygiène impeccable…. « Un métier comme un autre»
Sous l’apparence de la fiction, ce livre joue sur les paradoxes. Le titre semble annoncer une apologie du « travail du sexe ». Mais au fil des pages, Ksenia Potrapeliouk déconstruit les éléments de langage bien peaufinés de son personnage. La réalité se dévoile : quel que soit le nom qu’on lui donne, « travail du sexe », escorting ou autres, la prostitution est un immense mensonge où tout le monde travestit la réalité pour donner l’illusion qu’elle est acceptable, voire émancipatrice...
Florence, la première. Elle se ment à elle-même d’abord, pour supporter : « Je ne suis pas dans la rue », « tous les métiers ont leurs inconvénients, il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot… », « c’est juste en attendant… », « pour 100 dollars, elle pouvait bien faire avec un homme relativement propre ce qu’elle avait déjà fait gratuitement avec des mecs douteux et pas toujours clean… ». Florence ment aussi à ses « clients ». Face à eux, elle devient Béatrice et chaque fois qu’elle les rejoint, elle se dissocie de son corps : « Alors n’importe qui pouvait bien en profiter, vu qu’elle n’était pas dedans…».
Les « clients » aussi ont deux visages : « Elle en avait vu, des mecs « fidèles » et progressistes (et féministes) qui passaient leur temps à essayer toutes les masseuses de la ville ». Ils s’inventent des histoires : « Elles aiment ça… », « elles ont trouvé une bonne combine…», « elles joignent l’utile à l’agréable…», « j’améliore leur situation économique, je n’ai jamais forcé personne… ». Ils se persuadent qu’ils achètent un « service » alors qu’ils exploitent la vulnérabilité d’une femme juste pour se donner « le sentiment d’être un mâle dominant »
Qu’y a-t-il derrière ces mensonges ? L’argent comme une drogue, « une société de consommation (qui) envahit tous les recoins de la vie ; lubrique, obscène, omnipotente », « une machine qui broye les êtres humains entre ses rouages impitoyables…. ». Et une seule vérité : « Jamais, à personne, la prostitution n’a offert une vie digne ».
Tout pourrait continuer ainsi dans la vie bien réglée de Florence/Béatrice. Mais la mécanique s’enraye. Le grain de sable en l’occurrence est le compagnon de Florence qui surgit dans le salon de Béatrice, bouleversant les faux-semblants… Tout bascule alors. Et Florence n’a pas d’autre issue que de détruire Béatrice… pour renaître à une autre vie.
>> Ksenia Potrapeliouk, Un métier comme un autre, BoD, 2021, 5,99€
All along this book, Nina recalls the chain of events which has lead her to prostitution and her enrolment by the pimps. At the beginning, a feeling of freedom. The minor tells about the difficulties she faced during her middle school years. As a good student, who was harassed by other children, she wanted to break up with this nice little girl image which sticked to her skin and which her stalkers kept reminding her. Nina saw in prostitution a way to catch attention, to stand out from others and to emancipate from her family, which was yet reassuring and safe. She says that she quickly became attracted by money, that she saw as a seduction weapon, able to provide her the fame she was looking for. READ >>>