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Violences sexuelles en temps de conflit : affirmer la lutte contre l’impunité

Depuis la défaite territoriale de l’Etat Islamique annoncée le 23 mars 2019, la question des procès de djihadistes suscite de nombreuses interrogations. Beaucoup d’entre eux ont commis des violences sexuelles durant ce conflit, comme un moyen utile de détruire psychologiquement et physiquement l’adversaire. Il s’agit donc désormais de juger ces actes afin qu’ils ne restent pas impunis mais soient reconnus comme crimes contre l’Humanité. >>>

 Violences sexuelles en temps de conflit : affirmer la lutte contre l’impunité

 

 

Un contexte de conflit favorisant les violences sexuelles

 

Dans un rapport de 2016, la Rapporteuse spéciale sur la traite des êtres humains auprès des Nations Unies, Maria Grazia Giammarinaro, alertait déjà sur des facteurs de vulnérabilités exacerbés en temps de guerre[1]. L’affaiblissement des structures publiques, des dispositifs de protection et des liens communautaires force souvent les populations exposées à ces conflits à se déplacer. Le contexte d’anomie et la disparition du système judiciaire peuvent laisser à penser que les crimes commis durant cette période sont alors impunis. Selon la Rapporteuse « Pour survivre dans une zone de conflit, les femmes et les filles sont souvent contraintes d’échanger des prestations sexuelles contre de la nourriture, un logement, une protection ou la possibilité de circuler en toute sécurité ou de se « marier » (…)  Il est fréquent que des femmes soient mariées à des étrangers qui, par la suite, les forcent à se prostituer dans un autre pays ». Les réseaux de migrations accroissent donc sans conteste les vulnérabilités de ces personnes qui peuvent être poussées à la vente d’actes sexuels pour survivre.

 

D’autre part, la Rapporteuse souligne l’existence d’une étude de 2010 fondée sur les cas d’Haïti, du Kosovo et de la Sierra Leone démontrant une corrélation « entre déploiement de forces de maintien de la paix dans une zone de conflit et l’augmentation des cas de traite des êtres humains découlant directement d’une hausse de la demande des services sexuels. » La question des violences sexuelles en temps de conflit concerne différents acteurs. Des viols commis par les soldats américains durant la Seconde guerre mondiale à ceux commis par des soldats français en Centrafrique, ils constituent un sujet tabou. Aujourd’hui encore, ce type de violence demeure en grande partie impunie. Il convient donc d’œuvrer pour une politique globale, en exposant clairement ce qui demeure bien un crime de guerre voire un crime contre l’Humanité.

 

À l’heure où sonne la fin du conflit territorial contre Daech, souligner cette dimension dans les procès des djihadistes s’avère primordial puisque les violences sexuelles ont été intégrées comme un élément à part entière de la politique de terreur de l’Etat islamique.

 

>> Pour aller plus loin

 

Théorisation du viol et propagande

 

« Il est licite d’acheter, de vendre ou de donner en cadeau les prisonnières et les esclaves car ce sont de simples propriétés » peut on lire dans un texte de propagande de Daech[2]. L’Etat Islamique revendique cet asservissement des populations vaincues dans une perspective de déshumanisation. Les femmes et fillettes à partir de 6 ans peuvent être violées plusieurs fois par jour selon le bon vouloir des combattants si elles refusent de se convertir à l’Islam radical. Le but est alors une idéologisation des « mécréantes ». En les violant, Daech cherche volontairement à détruire toute résistance psychologique non seulement de ces femmes mais aussi des hommes, dans des sociétés où la pureté de la figure féminine représente souvent l’honneur de la famille.

 

Selon l’idéologie du Califat, toute femme doit nécessairement être soumise à un homme ce qui, paradoxalement, ne veut pas dire que sa place n’est pas importante. Les « mécréantes » sont offertes aux combattants comme récompenses. Les épouses quant à elles sont investies d’une mission spéciale : assurer la reproduction pour fournir de nouveaux combattants. Comme pour les réseaux de prostitution, les techniques d’emprises mobilisent les ressorts affectifs des personnes les plus fragiles pour le recrutement. Selon Ariel Planiez, docteur en anthropologie qui intervient auprès du parquet général de la Cour d’Appel de Paris « Ce sont quasi systématiquement des femmes qui ont un ou plusieurs viols à leur actif avant 16 ans »[3]. Parfois approchées par des femmes par le biais d’internet, ces combattantes parties faire le djihad se sentent ainsi valorisées, les recruteurs oubliant de préciser le phénomène de traite sexuelle internationale organisée.

 

Comme pour un véritable marché, les femmes non converties sont vendues via un trafic structuré. Un enfant de moins de 10 ans sera vendu 200 000 dinars soit 138 euros et une femme de moins de 20 ans 100 000 dinars[4]. Là encore, les codes sont parfois les mêmes que pour la prostitution en France, internet étant utilisé comme un intermédiaire. Il pourrait même y avoir des interconnexions entre des femmes revendues et les mafias nigérianes de la prostitution « à destination des marchés européens »[5]. Plusieurs minorités non musulmanes sont concernées par cet esclavage : chrétiennes, alaouites, chabaks, turkmènes, chiites mais la plus importante reste la communauté yézidie.

 

Le combat des Yézidis porté par Nadia Murad

 

Comme pour les autres génocides, le peuple yézidi a d’abord été victime de discriminations qui se sont progressivement concrétisées en logique d’anéantissement, notamment via les violences sexuelles.

 

En 2014, lors de l’apogée des conquêtes territoriales de l’EI, beaucoup de Yézidis n’ont pas pu fuir les combats au Nord de l’Irak et ont été fait prisonniers. Les femmes et enfants ont alors été séparés des hommes pour être ensuite transportés puis emprisonnés ou réduits en esclavage. Nadia Murad, enlevée à l’âge de 21 ans avec des milliers de femmes, fut l’une d’elles. Ayant reçu le prix Nobel de la paix en 2018, elle raconta à de nombreuses reprises « une mort douloureuse : celle du corps et de l’âme ». Elle porte aujourd’hui le combat de plus de 6 500 Yézidies ayant été victimes dont 3 000 restent captives[6].

 

En 2016, Nadia Murad déclarait à la Fondation Scelles « Ma grande crainte est que, une fois Daech vaincu, les militants, les terroristes de Daech ne rasent leur barbe et se fondent dans la foule comme si rien ne s’était passé. On ne peut pas laisser faire ça. »[7]Désormais, il convient donc de tout mettre en œuvre pour que l’EI soit jugé non seulement pour génocide à l’encontre des Yézidis mais que ces djihadistes répondent aussi des charges de viols en tant que crime contre l’Humanité.

 

Crime de guerre et crime contre l’Humanité 

 

Le Statut de Rome de 1998 portant création de la Cour pénale internationale (CPI) définit « viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou tout autre forme de violence sexuelle de gravité comparable » comme relevant des crimes contre l’Humanité et des crimes de guerre[8]. La Cour pénale internationale a déjà jugé en ce sens, notamment en 2001 lors du procès Kunarac.

 

À l’occasion de « l’affaire du camp des viols », des commandants militaires Serbes ont ainsi été jugés pour violences sexuelles à l’encontre de femmes musulmanes lors du conflit bosniaque. La juge a ainsi retenu  « l’utilisation du viol systématique de femmes d’une autre ethnie comme arme de guerre » et souligné le « droit fondamental à l’auto-détermination en matière sexuelle »[9].

 

Toutefois, un rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) critique l’absence d’une politique ambitieuse en la matière[10]. Les qualifications juridiques de violences sexuelles sont trop peu retenues au détriment d’autres charges comme la torture, les persécutions ou les atteintes à la dignité des personnes. La FIDH note des avancées significatives par la Cour notamment la présence d’une conseillère spéciale auprès du Procureur pour les violences sexuelles et à motivation sexiste. Néanmoins, des progrès restent à faire en retenant davantage des charges de viols pour affirmer la lutte contre ce type de violence.

 

En avril 2019, le Conseil de Sécurité des Nations Unies à travers la résolution 2467[11] a constaté que « l’impunité face aux crimes de violence sexuelle dans les situations de conflit et d’après conflit peuvent donner à penser que la fréquence de ces crimes est tolérée ». Le texte « demande aux Etats membres dans le cadre des efforts de réforme du secteur de la justice, de renforcer la législation et de mettre l’accent sur les enquêtes et les poursuites engagées dans des cas de violence sexuelle. » Si un accès facilité à l’avortement n’a pas pu être validé par les membres du Conseil par cette résolution, la lutte contre l’impunité doit au moins être poursuivie. Par une résolution du 19 juillet 2019, le Conseil a de nouveau affirmé l’importance de combattre la traite des personnes et ses liens avec « la violence sexuelle en temps de conflit et d’après-conflit»[12]. Se pose néanmoins la question de savoir de quelles manières ces djihadistes doivent ils être jugés et par quel tribunal.

 

 

À qui revient le jugement de ces crimes ?

 

À l’heure actuelle, la majorité des djihadistes arrêtés sont jugés dans les geôles irakiennes. Seuls ceux arrêtés en Turquie sont rapatriés en France selon un accord passé entre les deux pays. Néanmoins, le principe du droit au procès équitable, inscrit comme un élément fondamental du droit international ancré à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, ne serait pas respecté en Irak. Selon Antoine Mégie, maître de conférences en sciences politiques, il n’y aurait même « Aucun doute sur le fait que ces procès ne soient pas équitables. »[13] Les avocats n’auraient pas accès à leurs clients et aux dossiers, l’instruction serait bâclée et le principe d’individualisation de la peine non respecté. De plus, bon nombre de djihadistes se voient condamnés à la peine de mort malgré son abolition souhaitée par plusieurs textes de droit international[14].

 

Pourtant, la position de la France reste la même : un jugement des djihadistes là où ils ont commis leur crime, c’est à dire une politique contre leur rapatriement lorsqu’ils sont détenus en Irak ou en Syrie. Pour Muriel Ubeda-Saillard, professeure en droit public « La France est coincée entre le marteau du rejet de la peine de mort et l’enclume de la souveraineté irakienne »[15]Toutefois, Jean-Yves Le Drian affirme que le Ministère des Affaires étrangères examine « la possibilité de créer un mécanisme juridictionnel spécifique »[16].

 

À l’image du tribunal spécial pour le Rwanda ou pour l’ex-Yougoslavie, la création d’un tribunal pénal international pour juger les crimes de Daech pourrait être envisagée. En effet, le Statut de Rome n’ayant pas été ratifié par la Syrie et l’Irak, la Cour pénale internationale ne peut être compétente. Un tribunal spécial sous contrôle des Nations Unies basé au Moyen-Orient dans un Etat neutre comme la Jordanie pourrait alors apparaitre comme une solution intermédiaire. Néanmoins, étant donnée la position des cinq Etats membres du Conseil de Sécurité il n’est pas sûr que ce projet puisse aboutir, Donald Trump étant en faveur du rapatriement des djihadistes dans leur pays d’origine. De plus, la Chine et la Russie pourraient s’opposer au jugement des Syriens membres du régime de Bachar Al Assad même s’ils ont commis des crimes de guerre. La création d’un tribunal spécial devra donc dépasser ces conflits politiques et diplomatiques pour voir le jour.

 

Rapatrier les djihadistes pour les condamner

 

En attendant ce tribunal spécial, les tribunaux français demeurent aptes à juger ces crimes contre l’Humanité en vertu d’une compétence quasi universelle : dès lors que ces actes concernent des victimes ou auteurs français, que les auteurs étrangers sont présents ou résident sur le territoire national, l’autorité judiciaire française peut se charger des poursuites. Le parquet national antiterroriste (PNAT) ayant été inauguré ce 1er juillet 2019, vient consolider le pôle crimes contre l’Humanité créé en 2011 et dispose d’une autonomie étendue, étant auparavant placé sous l’autorité du Tribunal de grande instance de Paris.

 

Ces magistrats spécialisés pourraient donc se charger de l’instruction de ces dossiers. Des Cours d’Assises spéciales pourraient ensuite être créées, quatre procès pour crimes contre l’Humanité ayant déjà eu lieu depuis 2011. La Procureure de la Cour pénale internationale Fatou Bensouda a récemment salué « l’exemplarité » des juridictions françaises pour leur coopération avec la CPI. Donner les moyens aux magistrats français de juger ces crimes en rapatriant ces djihadistes pourrait être un moyen de s’assurer de leurs condamnations tout en veillant au respect des droits de l’Homme. S’il ressort que les djihadistes français sont massivement impliqués dans les violences sexuelles, y compris à l’encontre des Yézidis comme le souligne la FIDH[17], l’accent pourrait être mis par les magistrats français sur le jugement de violences sexuelles en temps de conflit en qualifiant ces faits comme constitutifs de crimes contre l’Humanité en complètement des autres charges.

 

Quelle que soit la solution choisie pour juger ces auteurs de violences, il incombe aux pouvoirs publics de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que ces crimes ne restent pas impunis. Du chemin reste encore à parcourir, comme l’a attesté la récente rencontre entre le président des Etats-Unis et Nadia Murad[18]. Donald Trump lui demandant pour quelle raison elle avait reçu le prix Nobel de la paix, celle-ci est revenue sur son histoire en implorant une fois de plus de combattre cette impunité : « Je me suis échappée mais je n’ai toujours pas retrouvé ma liberté car je n’ai toujours pas vu l’Etat islamique devant les tribunaux. »

 



[1] Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la traite des êtres humains, en particulier les femmes et les enfants, 3 mai 2016

[2] « Terrorisme et exploitation sexuelle » in Fondation Scelles Prostitution : Exploitation, persécution, répression - 4ème Rapport Mondial, Economica, Paris, 2016

[3] « Y a t-il un profil des djihadistes? » Matière à penser présenté par Antoine Garapon, France Culture, 10 juin 2019

[4] Marine Rabeau, 26 novembre 2015, « Pétrole, taxes, trafics d’humains: Comment Daech se finance » Le Figaro (en ligne) http://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/dessous-chiffres/2015/11/19/29006-20151119ARTFIG00006-petrole-taxes-donations-trafics-d-humains-comment-daech-se-finance.php

[5] « Terrorisme et exploitation sexuelle » in Fondation Scelles Prostitution : Exploitation, persécution, répression - 4ème Rapport Mondial, Economica, Paris, 2016

[6] https://www.franceinter.fr/monde/l-attitude-consternante-de-trump-face-a-la-yezidie-prix-nobel-de-la-paix#xtor=EPR-5-[Meilleur19072019]

[8] Articles 7 et 8 du Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale

[9] Affaire Kunarac et consorts, jugement du 22 février 2001 https://www.youtube.com/watch?v=1ip3IAg3SQo

[10] Rapport de la FIDH « Invisibles, ignoré.es : Vers l’établissement des responsabilités pour les violences sexuelles et basées sur le genre à la CPI et ailleurs », novembre 2018

[11] https://undocs.org/fr/S/RES/2467(2019)

[12] https://undocs.org/fr/S/RES/2482(2019)

[13] « Faut-il un tribunal spécial pour juger les crimes de Daech? » Du grain à moudre présenté par Hervé Gardette, France Culture, 4 juin 2019

[14] Deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies, visant à abolir la peine de mort - 15 décembre 1989

[15] « Faut-il un tribunal spécial pour juger les crimes de Daech? » Du grain à moudre présenté par Hervé Gardette, France Culture, 4 juin 2019

[17] Rapport FIDH « Irak - Crimes sexuels contre la communauté yézidie : le rôle des djihadistes étrangers de Daesh », Octobre 2018

[18] https://www.franceinter.fr/monde/l-attitude-consternante-de-trump-face-a-la-yezidie-prix-nobel-de-la-paix#xtor=EPR-5-[Meilleur19072019]

 

La Fondation Scelles dans la presse

  • (ES - Milenio) El ser humano no está a la venta
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